L’État social

Réunir une conférence de Carl Schmitt et un article, écho à cette intervention, du juriste Hermann Heller datant de l’automne 1932 est un acte éditorial dont le but n’est pas d’éclairer les circonstances idéologiques de la fin de la république de Weimar, mais de nous parler de notre présent, de nous obliger à nous demander ce que fut l’État, ce qu’il voulait être, ce que nous devrions souhaiter qu’il redevienne. Du moins, c’est ainsi que l’on peut recevoir ce livre qui continue le travail de Grégoire Chamayou, entrepris dans La société ingouvernable (La Fabrique, 2018), en revenant sur un moment que cet auteur avait déjà saisi dans sa généalogie du libéralisme autoritaire, celui du combat entre deux adversaires, Schmitt et Heller, à propos de la nature de l’État.


Carl Schmitt, Hermann Heller, Du libéralisme autoritaire. Textes traduits, présentés et annotés par Grégoire Chamayou. Zones, 142 p., 16 €


Que faire en effet de l’État ? Que faire de cette institution moderne, dont l’élaboration a demandé au moins deux siècles et que quelques décennies ont suffi à mettre à bas ? « L’ère de l’État est à son déclin », écrivait Carl Schmitt en 1963 à l’occasion de la réédition de La notion de politique. La gauche révolutionnaire théorisait la fin, le dépérissement de ce qu’elle considérait comme l’ennemi suprême ; la droite libérale en voulait la réduction ; le néolibéralisme entend le transformer en instrument de « libération » des énergies individuelles. La fin de l’État ne s’est pas produite selon le récit marxiste, mais sous les coups de la version néolibérale du capitalisme qui réutilise de manière autoritaire à son profit les oripeaux abandonnés par le dépérissement.

Cette conférence de 1932 avait déjà fait l’objet d’une analyse de Jean-Pierre Faye dans L’État total selon Carl Schmitt. Ou comment la narration engendre des monstres (Germina, 2013). Schmitt ne développe pas d’idées nouvelles devant l’Union pour la défense des intérêts économiques communs en Rhénanie et Westphalie : dès Parlementarisme et démocratie, en 1923, il oppose ce qu’il nomme l’État « quantitatif », en ce qu’il étend sa sphère à l’ensemble de la vie humaine, à l’État « qualitatif », qu’il va nommer ensuite « État total », en ce qu’il se connaît comme instance garantissant que l’unité d’un peuple s’opère bien au seul point où elle doit s’effectuer, celui du « politique ».

Carl Schmitt, Hermann Heller, Du libéralisme autoritaire

Dessin du frontispice du manuscrit du « Léviathan » offert en 1651 par Thomas Hobbes à Charles II (1651)

Il faut rappeler que nous trouvons cette distinction entre quantitatif et qualitatif chez Max Weber quand il analyse les conditions d’une administration de masse dans une démocratie (La domination, La Découverte, 2013). Comment échapper à l’État des partis, devenus promoteurs d’intérêts particuliers, comment éviter un constant balancement entre « politisation » et « dépolitisation » des différents domaines de l’action humaine, le culturel, l’économique, le religieux, le technique… en fonction de celui qui, à tel ou tel moment de l’histoire, exerce sa domination sur les autres. Alors que, dans une version libérale, c’est l’économie qui s’émancipe de l’État, dans la version socialiste elle est sous contrôle. La modernité semble ne plus savoir quoi faire de cet instrument créé d’abord pour neutraliser la sphère religieuse. Elle continue de manquer, en neutralisant à tour de rôle chaque sphère dominante, l’éthique, l’économie, la technique (méconnaissant également au passage la vraie nature de ces différentes sphères), le politique, lequel « ne désigne pas un domaine d’activité propre, mais seulement le degré d’intensité d’une association ou d’une dissociation d’êtres humains » (La notion de politique, Champs-Flammarion).

Le problème qu’entend résoudre Carl Schmitt dans cette conférence, intitulée « État fort et économie saine » (« Une économie saine dans un État fort », traduit Jean-Pierre Faye) ‒ le titre de la conférence se distingue précisément de celui que le philosophe et économiste Alexander Rüstow donne à la sienne quelque temps plus tôt : « Économie libre, État fort » ‒, c’est de sortir de la confusion entre économie et État. « État fort » veut dire : qui concentre en lui-même le pouvoir de « faire Un » (Schmitt pense à l’intérieur de la trilogie définie par Hannah Arendt : peuple, territoire, État), qui peut contenir chaque région de l’action humaine dans ses limites.

Et Schmitt d’énumérer les conditions d’une économie saine : le rétablissement d’une fonction publique (« qui soit autre chose qu’un marchepied et un outil pour des intérêts ou des objectifs politiques partisans »), la reconnaissance d’une économie régalienne (parmi les exemples choisis, les transports, les postes), la délimitation d’une économie d’intérêt public (« il y a une sphère économique qui, sans être pour autant étatique, relève bien de l’intérêt public ») bien distincte de la sphère purement privée, et qui serait organisée et administrée par les acteurs eux-mêmes (ce thème de l’auto-administration était déjà discuté par Max Weber dans Économie et société et dans La domination).

Mais, au-delà de l’exégèse de cette conférence, la question que pose Grégoire Chamayou n’est pas exactement la même que celle de Jean-Pierre Faye. Celui-ci voulait montrer que cette intervention publique de Schmitt, devant un parterre de patrons et d’industriels, avait joué un rôle décisif dans l’avènement du nazisme. Chamayou, quant à lui, veut l’inscrire dans sa généalogie du libéralisme autoritaire, et montrer que nous vivons sous un régime politico-économique plus ou moins pensé par Schmitt. C’est pour cela qu’il oppose à sa conférence un article de Hermann Heller.

De ce juriste constitutionnaliste, mort en exil en 1933, peu de choses sont traduites en français (La crise de la théorie de l’État, Dalloz, 2012, et deux articles dans la revue Cités), alors que de nombreuses traductions de ses écrits existent en Italie et en Espagne. Socialiste, il s’efforça de penser un « État de droit démocratique et social en situation de crise » (Olivier Jouanjan). Heller a été opposé à Schmitt dans l’affaire, portée devant la Haute Cour de Leipzig, de la destitution en juillet 1932 du gouvernement de Prusse. Il connaît bien son adversaire et dénonce sa théorie décisionniste de l’État qui ne peut que favoriser l’accession au pouvoir d’un Führer. À l’automne 1932, Heller réagit, non au texte même de la conférence de Schmitt, mais à un compte rendu paru le jour suivant. Il se croit suffisamment informé pour rassembler les propositions schmittiennes sous la désignation de « libéralisme autoritaire », dont il définit les caractéristiques : un État autoritaire, ennemi de l’authentique autorité démocratique, se retire de la politique sociale, désétatise l’économie et étatise de façon dictatoriale les fonctions politico-spirituelles (le pouvoir sur les médias, dirait-on aujourd’hui).

Carl Schmitt, Hermann Heller, Du libéralisme autoritaire

La clairvoyance du diagnostic de Heller témoigne en faveur de la thèse de Grégoire Chamayou : il est légitime d’inscrire Schmitt dans la généalogie du libéralisme autoritaire, cette idéologie qui fait du politique un « accélérateur de vitesse », selon l’heureuse formule de Chamayou, assurant le triomphe du paradigme de la production et de l’économisme censé « libérer » les énergies. Mais toute la pensée de l’auteur de La théorie du partisan ne vise-t-elle pas à distinguer « sans séparation » la sphère de l’économie et celle du politique et donc de l’État ?

Dans le sillage de Hegel, il s’agit toujours, aussi bien chez Schmitt que chez Heller, de médiation entre le « système des besoins », la société civile des échanges, le « subjectif », sans cesse déséquilibré, sans cesse conflictuel, et la sphère « objective », qui n’est autre que le règne de la liberté incorporé dans des institutions librement consenties rendant possible dans la durée (stabilité, status) le développement d’une humanité « vraiment humaine » dans chaque citoyen. Ce qui les sépare, c’est la question de l’unité. L’État total schmittien (du moins avant 1933, car en 1938 Schmitt parle de « polysémie sommaire du slogan “total” » dans Le Léviathan dans la doctrine de l’État de Hobbes), c’est l’unité « figurée, personnifiée dans un être supérieur et déjà donné a priori (l’exception schmitienne) », plutôt que l’unité construite dans des « procédures capables de rassembler la volonté ou dans la stabilisation et l’institutionnalisation d’un complexe de forces déterminées » (Hasso Hofmann). Heller cherche à fonder un État social, tandis que Schmitt lutte contre un parlementarisme se résumant à une foire d’empoigne d’intérêts privés, contre une fausse dépolitisation du technico-économique l’imposant en réalité comme seule politique. Heller, concentré sur sa critique de la politique du chancelier von Papen, caricature les positions de Schmitt, ne voit pas leurs accords (comment repolitiser l’économie ?) et se trompe sur leurs divergences (la construction de l’unité).

Beaucoup sont aujourd’hui convaincus, comme Heller, de la nécessité de (re)construire un État capable de résister aux pressions économiques, garantissant la justice distributive et redistributive d’une vie décente pour tous. Certaines analyses de Schmitt peuvent nous y aider.

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Une réponse de Georges-Arthur Goldschmidt

À la suite de l’article paru dans EaN sur un texte de Carl Schmitt, notre collaborateur Georges-Arthur Goldschmidt souhaite apporter des précisions sur l’engagement nazi du juriste et philosophe allemand.

Curieusement, bien des ouvrages consacrés à des auteurs qui furent au cœur de la mise en œuvre du national-socialisme sont reçus en France hors de leur contexte spécifique. Les lecteurs français, en général, ne peuvent être au courant des implications politiques de tel ou tel ouvrage. Le nazisme a tout emporté, tout compromis sur son passage, rien de ce qui fut écrit alors en Allemagne qui ne soit d’une façon ou d’une autre marqué d’une manière ou d’une autre par cette « Révolution nationale ». Jusqu’à la vie quotidienne qui n’en soit imprégnée. Il est difficile de lire un livre paru en Allemagne entre 1933 et la fin du régime, sans se demander comment il se situe à l’intérieur du régime nazi.

En France, on ne s’est pas encore dégagé du mythe d’une Allemagne philosophe qui innocenterait tous les consentements français, tels ceux nés de la Collaboration. On a beau démontrer le nazisme militant du « penseur » Heidegger, il n’en reste pas moins le maître à penser de bien des philosophes français contemporains. On dirait que l’engament nazi de Carl Schmitt, par exemple, assure la qualité de sa pensée. Le nazisme comme absence mettant la « profondeur » à l’abri des contingences politiques : tant pis, la philosophie vaut bien ce risque et si Paris vaut bien une messe, la pensée mérite bien un génocide.

Dans le remarquable article que Richard Figuier a principalement consacré à Carl Schmitt, comme le fait remarquer Jacques Le Rider (lettre personnelle à l’auteur), rien ne rappelle, ne fut-ce que par allusion, le rôle fondamental que Carl Schmitt a joué dans l’édification théorique et l’établissement juridique du national-socialisme. C’est lui qui, tant dans Légalité et Légitimité, tant dans Le concept du politique, entre autres, formule la rupture radicale du pouvoir hitlérien avec le droit en tant que fondement de la société humaine.

Schmitt considère que le droit, en tant que tel, est une manifestation bourgeoise et libérale, incompatible avec l’exercice de l’État. Schmitt est ainsi l’un des principaux soutiens du régime hitlérien. Il lui fournit son armature intellectuelle. C’est lui qui formule l’essence même du régime nazi, à savoir l’abolition de toute procédure judiciaire et son remplacement par une urgence de décision qui se dispense de toute justification. C’est très exactement l’Entschlossenheit (le côté résolu) du philosophe nazi Marin Heidegger. Le lecteur français de l’un ou de l’autre n’est pas censé connaître cet engagement qu’on lui cache systématiquement, si bien qu’il est impossible de pleinement mesurer l’implication national-socialiste de telle ou telle position théorique. Ainsi Ernst Jünger passe en France pour un grand résistant au nazisme.

Carl Schmitt, de plus, était d’un antisémitisme pathologique, et cela dirigeait toute sa pensée, au point de considérer les Lois de Nuremberg de 1935 qui excluaient les juifs de l’État comme la constitution de la liberté (Verfassung der Freiheit). Ce qui évidemment n’est pas pour déplaire à d’aucuns.

Depuis longtemps la « question juive » est comme un tabou pesant sur tout un pan de la pensée française plus ou moins pétainiste, toute emplie du regret de ne pas être du temps de la collaboration pour s’abreuver de « pensée allemande », un cadeau du ciel qui permettait de se débarrasser de l’encombrante Shoah.

Georges-Arthur Goldschmidt