Disques (22)
Écouter les chefs-d’œuvre du passé à travers le prisme de la musique contemporaine offre un éclairage à la fois sur la musique des maîtres anciens et sur celle d’aujourd’hui. Le disque, comme le concert, devient, grâce à ce type de confrontations, un lieu d’expérimentations musicales, comme le montrent aujourd’hui des interprètes de Vivaldi, Beethoven et Schubert.
What’s next Vivaldi ? Patricia Kopatchinskaja, violon. Il Giardino Armonico. Giovanni Antonini, flûte à bec et direction. Alpha, 19 €
Reflecting Beethoven. Herbert Schuch, piano. CAvi-music, 20 €
Hans Zender, Schuberts Winterreise. Julian Prégardien, ténor. Deutsche Radio Philharmonie. Robert Reimer, direction. Alpha, 21 €
Aborder les œuvres anciennes par le truchement de compositeurs contemporains est une démarche qui permet de nombreuses variations et qui renouvelle profondément non seulement l’écoute musicale mais aussi le rapport aux œuvres du passé. À ce sujet, le chef et flûtiste Giovanni Antonini, dans le livret du disque What’s next Vivaldi ?, cite Nietzsche avec beaucoup d’à-propos : « on honore les grands artistes du passé moins par cette crainte stérile qui laisse chaque mot, chaque note tels qu’ils ont été écrits, que par des essais actifs et réitérés de leur faire reprendre vie » (Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain, II).
Pour répondre à cette question – « What’s next Vivaldi ? » –, Antonini et la violoniste Patricia Kopatchinskaja ont commandé à cinq compositeurs des miniatures répondant, d’une manière ou d’une autre, à quatre concertos pour violon(s) d’Antonio Vivaldi. Pour la violoniste, il s’agit bel et bien de faire « entrer Vivaldi dans un laboratoire d’expérimentation temporelle [et de l’engager] dans un dialogue avec des voix créatrices actuelles ». L’insertion de pièces contemporaines produit en effet ce caractère expérimental qui bouscule l’écoute sans jamais la brutaliser car le programme bénéficie d’une construction cohérente et d’une conduite maîtrisée. Par exemple, le Spiccato il volo de Luca Francesconi s’enchaîne magnifiquement à l’allegro final du Concerto RV 157 pour lequel il peut tout à fait jouer le rôle d’une cadence. Ou encore, l’éloquent Dilanio avvinto de Marco Stroppa n’est pas sans rappeler le jeu d’imitations auquel se prêtent les quatre violons solistes du Concerto RV 550.
Dans le texte qu’il a rédigé pour le livret, Antonini loue l’anti-académisme de Kopatchinskaja, n’hésitant pas à qualifier celle-ci d’« a-philologique ». Quel que soit le répertoire qu’elle aborde, la violoniste semble se jouer de toute tradition et met en avant une interprétation d’inspiration avant tout personnelle. Le mouvement lent du Concerto RV 208 « Il Grosso Mogul » constitue un parfait exemple de ce talent qu’elle a de trouver des sonorités exotiques totalement inattendues mais utilisées avec justesse ; ce mouvement, sous les doigts de Kopatchinskaja, semble à lui seul ouvrir de nouvelles voies dans l’interprétation musicale. Mais il serait injuste de négliger le rôle joué dans l’ensemble du disque par Il Giardino Armonico, un ensemble assez inclassable qui, après son interprétation de Béla Bartók sur instruments anciens, n’a pas fini de surprendre.
On fête en 2020 les deux cent cinquante ans de la naissance de Ludwig van Beethoven. Comme il se doit, de nombreuses rééditions accompagnent de non moins nombreux nouveaux enregistrements intégraux (des symphonies, des quatuors…), dont on a plutôt l’impression qu’ils profitent de l’occasion plus qu’ils ne célèbrent cet anniversaire. On conviendra cependant, à la décharge du système musical dont il est ici question, que l’annulation de la plupart des concerts et de la quasi-totalité des festivals cette année n’a permis que peu de célébrations, et il est heureux, dans ces circonstances, que le disque existe ! On se souviendra néanmoins de l’impressionnante Dixième Symphonie du couple Beethoven-Henry, donnée à la Philharmonie de Paris le 23 novembre 2019, mais dont la captation vidéo et l’enregistrement désormais disponible ne sont que le pâle reflet.
Le pianiste Herbert Schuch, quant à lui, reste fidèle à ses habitudes en faisant résonner la musique de Beethoven avec celle de compositeurs actuels. Le lien est évident entre la Sonate pour piano n° 8 en do mineur, op. 13 dite « Pathétique » et les Pathétique Variations de Mike Garson (également accompagnateur de David Bowie). Mais plus ténu et donc plus intéressant est le parallèle que fait Schuch entre les Coups de Dés en Échos d’Henri Pousseur et le premier mouvement de la Sonate n° 16, op. 31 n° 1 de Beethoven : un décalage d’une double croche entre les deux mains du pianiste crée une parenté certaine entre les débuts des deux pièces, en plus d’une propension à l’alternance de périodes où le rythme puis la mélodie prime. L’obsession du rythme et de la pulsation du troisième mouvement de la Sonate n° 17, op. 31 n° 2 dite « La tempête » est également ce qui guide Leander Ruprecht lorsqu’il compose sa Sonata en ré mineur (deuxième version). La mélodie y est réduite à quelques discrètes allusions à l’élégant petit motif initial de quatre notes.
Le répertoire beethovénien, comme d’autres, bénéficie d’une discographie monumentale par sa quantité et sa qualité. Il est heureux que le disque se renouvelle en s’emparant de tels programmes. Mais, en l’absence de concerts qui nourrissent de telles expériences (car il s’agit bien, au départ, d’une expérience), le risque est grand qu’un disque comme celui d’Herbert Schuch passe inaperçu. Or, il marque avec force l’anniversaire de Beethoven, tout autant qu’une intégrale des trente-deux sonates.
À la différence des deux cas précédents, c’est maintenant un compositeur qui propose cette rencontre entre passé et présent de la musique dans une composition de 1993. Hans Zender (1936-2019) est allé très loin dans sa réflexion sur les œuvres du passé et dans sa manière de les convoquer dans ses propres œuvres. Il est ainsi l’auteur de plusieurs « interprétations composées », expression qu’il a pour la première fois utilisée au sujet de son adaptation du Voyage d’hiver de Franz Schubert. Dans ses notes sur son travail, il écrit que « le Voyage d’hiver est une œuvre-culte de notre tradition musicale, l’un des grands chefs-d’œuvre de la tradition européenne. Est-ce lui rendre justice que de l’exécuter comme nous le faisons aujourd’hui, dans une salle souvent trop grande avec deux messieurs en habit et un piano Steinway ? ».
Pour lui rendre cette justice qu’il mérite, Zender mêle les libertés offertes à un interprète de lieder (ralentissement ou accélération, transposition…) et celles que s’accorde un compositeur. Et si, en la matière, les possibilités sont infinies, elles sont néanmoins ici « soumises à une discipline rigoureuse afin de créer des processus formels qui vont se superposer à l’original ». Zender offre un Voyage d’hiver magistral à de nombreux égards. C’est bien, en premier lieu, le Voyage d’hiver tel qu’on le connaît qu’on entend, avec la charge poétique inaliénable que Wilhelm Müller et Franz Schubert lui ont donnée. Mais c’est aussi un Voyage d’hiver qui, selon les vœux de Zender, sort du conservatisme patrimonial dans lequel il est si aisé de l’enfermer pour se faire adopter par tout un chacun. Zender nous permet de comprendre qu’il n’existe pas de vérité en matière d’interprétation ou d’écoute musicale. À la différence d’une pièce de musée, une œuvre musicale risque bien plus de s’abîmer par l’absence de manipulation que par la multiplication des expérimentations.