En attendant Dilly

Deux malfrats irlandais – passé chargé et avenir improbable – espèrent voir arriver Dilly au terminal des ferries d’Algésiras. On tue le temps comme on peut : souvenirs de vies faites de délits, de combines, d’arnaques, entre came et alcool ; mais aussi de passion brûlante, d’amour sincère, et de folles contradictions, tentatives pour jeter l’ancre suivies de fuites éperdues.


Kevin Barry, Dernier bateau pour Tanger. Trad. de l’anglais (Irlande) par Carine Chichereau. Buchet-Chastel, 266 p., 21 €


Les ferries arrivent ou repartent. Maurice le borgne et Charlie l’éclopé, la cinquantaine l’un et l’autre, ne se lèvent de leur banc que pour boire quelques verres au bar : il faut bien alimenter la nostalgie ou l’amertume.

Au point de départ des nouvelles ou des romans de Kevin Barry, souvent un lieu, une ambiance, ou encore ce qu’il appelle une « vibration ». Dans Dernier bateau pour Tanger, le lieu s’est imposé à lui : il le connaît, il a ressenti lui-même la violence latente de ce terminal « qui pue les corps fatigués et la peur ». Maurice attend Dilly, vingt-trois ans, la fille que lui a donnée Cynthia. Mais attention, rien n’est sûr : Dilly est peut-être la fille de Charlie, puisque celui-ci était l’amant de Cynthia, et Maurice le savait ; le terminal est un simple lieu de transit et les personnages qu’on y rencontre ont une identité floue ou éphémère ; les ferries arrivent ou n’arrivent pas ; le vieux sac Adidas est « complètement bousillé » ; le passage de la police change l’atmosphère ; Charlie et Maurice sont « mi-élégants, mi-décrépits » ; c’est le royaume de l’indécis, entre deux époques, entre deux continents. Véritable entre-deux à coup sûr, pour ces « deux Irlandais maussades dont les gestes expriment le malheur et une souffrance ancienne ». D’un soir à l’autre, dans le vieux port d’Algésiras, sous la pluie tenace, un jour entier passé à interroger en vain les voyageurs (« surtout les punks à chiens »), à en terroriser d’autres – on ne se refait pas – et, au bout du compte, Charlie et Maurice, seuls avec leurs remords ou, qui sait ? avec le simple regret de n’avoir pas su prendre en marche le train de la criminalité galopante : « L’argent, maintenant, est dans le trafic des êtres humains. La Méditerranée est un réservoir d’esclaves. Les années sont venues et passées, laissant Maurice et Charlie derrière elles. »

Dernier bateau pour Tanger, de Kevin Barry : en attendant Dilly

Kevin Barry (2020) © Louise Manifold

Sous un précaire calme de façade, la violence, envahissante, protéiforme, des souvenirs. Algésiras étant « une ville de réminiscences, toujours », les deux truands « sont au bord du précipice d’une vaste réminiscence ». La mort tragique de la mère de Charlie, le suicide du père de Maurice, celui de Cynthia, tous les drames familiaux, résonnent au diapason de la vie « rocambolesque » de Maurice qui dresse – l’alcool aidant – son « autoportrait en martyr ». Vision erronée d’un cerveau malade qui se complaît dans l’évocation larmoyante des contraintes sociales et, se comparant à Gulliver ligoté par les Lilliputiens, dévide la litanie « des mille attaches douloureuses » qui le clouent au sol. Sans prendre au sérieux ce Stephen Dedalus de bas étage, on peut comprendre sa réaction quand tout va mal : « Putain d’Irlande. »

Alors, « putain d’Irlande », vraiment ? Une fois de plus, rien n’est moins sûr. D’un côté, une mère patrie qui ne nourrit pas ses enfants, qui ne les rassure pas, qui devrait pourtant car « on est un peuple très anxieux […] sur ce putain de caillou battu par la pluie, au bord de l’Atlantique noir ». De l’autre, une Irlande qu’on regrette dès qu’on la quitte. Il y a la forêt ancienne d’Ummera dont on ne cesse de rêver, le lotissement où les ouvriers refusent de travailler parce qu’ils croient qu’il y a un fort des fées, la vallée de Maam où Maurice et Cynthia trouvent refuge – ils sont poursuivis par des « loups » en blousons zippés et baskets de luxe – là où sourd une magie de la mer, « un endroit qui s’ouvre à leurs rêves ».

On ne dira pas si ces « affreux » retrouvent Dilly. Dans le monde beckettien de l’entre-deux qu’ils habitent désormais, ils attendent à la fois une jeune fille – la jeunesse enfuie (n’ont-ils pas l’allure d’une « foire aux antiquités » ?) – et, au bout la vieillesse, en Espagne, au Maroc, en Irlande, ou ailleurs, la venue de l’ange noir avec « le doux battement de ses ailes […] une sorte de tranquillité […] rien qu’une sorte de silence », deux types qui se mettent à déambuler et « n’ont nulle part où aller ». Touchante aspiration à la mort après une existence chaotique (« rien que du bruit et de la consternation »), depuis les cris de la naissance jusqu’à cette stase mélancolique dans un vieux port, là où finit l’Europe… Rien que du bruit ? Non, il y a eu l’amour, sous des formes diverses, qui permet de rectifier le sombre bilan, à mesure que le récit progresse, quand la présence féminine se fait plus insistante dans les souvenirs : Cynthia, aimée des deux hommes ; Dilly, la petite fille dont Maurice est « fou amoureux » ; Karima, la droguée et la comploteuse, la complice et la sorcière. Repères perdus de vue, qui font quand même perler les larmes aux yeux.

Sous la forme d’un long dialogue entre celui qui « n’aime plus son corps » et celui qui « est résigné à ses vieux os », les deux gangsters essaient de reconstruire leur passé, lequel ne se laisse pas faire, il a des failles, il est « incertain mouvant. Il bouge et se recompose ». Ils livrent leur vérité, mais quelle vérité peut-on attendre de deux malades qui, cinq ans auparavant, étaient ensemble sous sédation dans le même hôpital de Cork ? Peut-être « un coup du destin », mais pas seulement, car pour Dilly ils avaient l’air de « deux dingues » qui déjà remâchaient vieilles rancunes et vieilles rengaines, comme leur querelle au bien nommé « Judas Iscariote, bar clandestin de Cork ».

« À Algésiras, la pluie tombe comme si elle voulait laver nos péchés », dit Maurice. En effet, l’orage éclate à leur sortie du terminal, la lumière se brouille, la ville est sombre, ténébreuse même, « elle sera morte toute la nuit ». « Et faut qu’on se traîne tout du long », dit Charlie. Et les voilà sur un chemin qui « ne mène nulle part ». Murphy ou Molloy en arrière-plan, sans doute.

Un lieu où s’est rassemblé « le désespoir criminel de la moitié de l’Europe », des souvenirs qui déferlent en vrac : semblable au message émis par le haut-parleur du terminal, Dernier bateau pour Tanger « se fait plus erratique et plus complexe à mesure qu’il est débité ». Il est l’image d’une réalité floue et peu reluisante où les deux truands irlandais, conscients d’appartenir à « la foire aux antiquités », font désormais partie « des enfants vagabonds de bien des nations ». Difficile à croire : on les quitte à regret.

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