Journal du monde flottant

Connu pour ses tankas dont il retient les trois premiers vers à la façon des haïkus, le poète japonais Ishikawa Takuboku a par ailleurs tenu un journal, dans lequel il note jour après jour ses impressions avec le seul souci de dire le plus précisément possible ce qu’il vit à l’instant où il le vit, sans chercher à enjoliver par des artifices littéraires. Un printemps à Hongo couvre ainsi la période du 7 avril au 16 juin 1909. Il s’en dégage une sorte de pessimisme stoïque, celui d’un homme en quête d’apaisement dans le tragique absurde de la vie.


Ishikawa Takuboku, Un printemps à Hongo. Journal en caractères latins. Préface de Paul Decottignies. Trad. du japonais par Alain Gouvret. Arfuyen, 170 p., 16 €


Ishikawa Takuboku est né en 1886 près de Morioka, dans la province d’Iwate, dans le nord-est du Japon. Sa courte vie – il est mort de tuberculose à l’âge de vingt-six ans – fut marquée par la pauvreté, conséquence d’un individualisme et d’une liberté qu’il revendiquait dans un pays dont il dénonce en ce début du XXe siècle la rigidité des systèmes sociaux et culturels. Cette soif de liberté, renforcée par le vif intérêt qu’il portait aux auteurs anarchistes russes, il l’assuma tout particulièrement dans sa pratique littéraire. S’il excellait dans l’écriture des tankas, il n’hésitait pas à en briser les règles strictes : « Et si le rythme traditionnel ne correspond pas vraiment à nos sentiments, pourquoi faudrait-il s’interdire de l’enfreindre ? Si la contrainte des trente-et-une syllabes apparaît inadaptée, pourquoi ne pas la transgresser et ajouter des mots ? », écrit-il dans son très court essai intitulé Diverses choses sur la poésie (Arfuyen, 2017).

Ishikawa Takuboku, Un printemps à Hongo. Journal en caractères latins

La conception qu’il se fait des tankas comme « un journal du mental » va l’amener à franchir un nouveau pas en écrivant cette fois un « vrai journal » et en allant encore plus loin dans la liberté d’expression. Ainsi écrit-il Un printemps à Hongo en caractères latins, rompant avec les systèmes d’écriture traditionnels japonais, ce qui lui ouvre une voie nouvelle en le faisant sortir des schémas de pensée de sa propre culture. Cette liberté qu’il se donne, il ne l’utilise pas pour des exercices stylistiques à visée esthétique. Pour lui, la littérature n’est pas un but mais « un moyen ou une méthode pour nous et pour notre vie ». Ce qu’il recherche avec une implacable rigueur, c’est l’expression juste pour dire ce qu’il ressent, tel qu’il est à tel ou tel moment, pour décrire sa vie au quotidien, sans tricher ou en essayant de tricher le moins possible, allant parfois jusqu’à dénoncer ce qu’il vient d’écrire comme mensonger. Il s’observe sans complaisance. C’est en homme qu’il s’exprime, et même en homme du commun, et c’est précisément parce qu’il s’exprime en homme, avec toute sa fragilité, dans la gamme de toutes ses émotions, qu’elles soient nobles ou pitoyables, qu’il se révèle poète, et non par la vertu d’un statut préétabli qu’il considère comme une mystification.

Takuboku ne nous cache rien de sa misère, de son désespoir, de ses hésitations, de sa quête incessante d’argent pour survivre, de ses bonheurs fugaces, de ses rapports au travail, à l’amitié, au sexe et à lui-même, de ses espoirs souvent déçus, de ses tribulations dans Tokyo, de ses difficultés à écrire dans des conditions matérielles pénibles, de ses tergiversations et de son incapacité à faire vivre sa famille dont il est séparé, de sa solitude, suppliant parfois les dieux de le faire mourir, tout en leur demandant avec humour d’attendre quelques instants, le temps d’aller « acheter un peu de pain ». Son autodérision est constamment à l’œuvre, et l’on se demande même si l’écriture n’est pas pour lui un moyen de se dénigrer.

Ishikawa Takuboku, Un printemps à Hongo. Journal en caractères latins

L’écrivain japonais Takuboku Ishikawa (1886–1912)

Ce n’est pas pourtant que l’écriture soit destructrice, au contraire. Paradoxalement, elle le régénère et, dans ce monde flottant où règne l’impermanence, elle lui donne des armes pour mieux affronter les petits riens de l’existence, sans s’encombrer de tabous. Souvent hésitant, il lui arrive de demander aux circonstances immédiates de prendre une décision à sa place, celle par exemple d’aller ou de ne pas aller au bureau – il était correcteur au Asahi Shimbun, l’un des grands quotidiens nationaux –, répondant ainsi à une sorte de fatalisme sans doute caractéristique de l’esprit japonais. On le sent ballotté au gré des événements sur lesquels il n’a aucune prise, ne sachant pas si c’est mieux d’être là ou ailleurs, d’écrire ou de ne pas écrire, d’exister ou de ne pas exister.

Malgré son jeune âge, Takuboku porte un regard d’une grande lucidité sur la littérature japonaise de son temps : « Les temps changent. Nous ne pouvons nier qu’au début le naturalisme était une philosophie à laquelle nous avons adhéré avec une grande ferveur. Mais nous avons vite fait de repérer des contradictions dans cette théorie. Et lorsque nous avons dépassé ces contradictions, nous nous sommes aperçus que l’épée qui était dans nos mains n’était plus celle du naturalisme. Du moins je ne pouvais plus me satisfaire du rôle de simple observateur. L’attitude de l’écrivain devant la vie ne doit pas être celle d’un spectateur, l’écrivain doit être un critique. Un homme qui détermine sa propre vie… »

Constamment, il s’interroge sur sa présence au monde. Là où Michel Leiris soulève un à un les masques dont il s’affuble par une étude approfondie de lui-même, Takuboku cherche, avec la même lucidité, à prendre conscience de son moi, mais toujours dans l’instant présent, passant d’un état d’être à un autre au fil de la journée. En quoi il est bel et bien un auteur de tankas, comme l’atteste d’ailleurs le plaisir qu’il a à évoquer la saison du printemps par les cerisiers en fleur, les feuilles du sureau ou le coassement des grenouilles.

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