En trente-huit ans, Le jouet triste est le quatrième recueil d’Ishikawa Takuboku publié aux éditions Arfuyen, après Ceux qu’on oublie difficilement (1979, traduit par Alain Gouvret et Yasuko Kudaka), Fumées et L’amour de moi (1989 et 2003, traduits par Tomoko Takahashi et Thierry Trubert-Ouvrard) [1]. Trente-huit ans : une durée nettement plus longue que la vie du poète. Et pourtant, malgré ce goutte-à-goutte, oui, Takuboku, on l’oublie difficilement. Une étrange persistance sur la rétine.
Ishikawa Takuboku, Le jouet triste. Trad. du japonais et présenté par Jérôme Barbosa et Alain Gouvret. Précédé de Pour la mort d’Ishikawa Takuboku, de Toki Aika, et suivi de Diverses choses sur la poésie d’Ishikawa Takuboku. Arfuyen, coll. « Neige », 97 p., 14 €
Né en 1886, Ishikawa Takuboku meurt de tuberculose le 13 avril 1912, huit ans après Tchekhov et quelques heures avant le naufrage du Titanic. Il a vingt-six ans, autant dire que c’est un homme du XIXe siècle. Pourtant, absolument rien, même obliquement, n’indique au lecteur d’aujourd’hui ce décalage de cent ans. Est-ce l’intemporalité du Japon vu depuis notre Europe de l’Extrême-Ouest (le milieu de l’Europe géographique est, dit-on, situé quelque part en Lituanie) ? De si loin, l’angle ne peut être qu’aigu, écrasant les reliefs.
La forme de ces cent quatre-vingt-quatorze poèmes est intemporelle : le tanka, trente et une syllabes pour tout un monde de pensée. C’est le génie du lieu, faire tenir un monde dans presque rien, comme le « suichuka », papier comprimé qui se développe dans l’eau, et sert de comparaison à Proust pour sa trop fameuse madeleine. Bizarrement, on est moins désorienté par le tanka, familier à nos oreilles, et qui est bien ce qu’on attend d’un poète japonais, que par le contenu. Le paradoxe veut que, quoiqu’on soit de plain-pied avec cette poésie grinçante, cruelle, plus violente encore par sa densité et sa compression, pourtant elle nous déstabilise, parce qu’en effet ce n’est pas ce qu’on attend. Qu’est-ce qu’on en attend d’ailleurs ? Un esthétisme, l’extrême délicatesse des accords ou désaccords entre le cœur et les saisons, le hiératisme, la sagesse ? Eh bien, non. Serait-ce que tout cela n’existe que dans notre imaginaire obstiné ? On pourrait parler d’occidentalisme – ou d’occidentalité – de Takuboku, mais de même qu’il est impossible à situer dans le temps il est impossible à situer dans l’espace.
C’est un frère en poésie de Jules Laforgue, mort lui aussi très jeune, en août 1888, à vingt-sept ans, et lui aussi de la tuberculose, deux ans et demi après la naissance de Takuboku. Ils partagent le même pessimisme, mais Laforgue, si tragique, reste plein de légèreté et d’humour. Ici, c’est sans échappatoire. Le minimalisme du tanka concentre la noirceur. Sa brièveté acère, accélère, le pessimisme : des balles bien ajustées dont le poète est lui-même la cible, et pourtant c’est le lecteur qui est atteint.
Le jouet triste, paru en juin 1912, est posthume. À la poignante nostalgie de Ceux qu’on oublie difficilement, au malaise, au mal-être, à la rage même de L ‘amour de moi, ici se surajoute la maladie. C’est une sorte de journal poétique, le journal d’un homme menacé, puis hospitalisé, puis revenu mourir chez lui : souffrances (physiques), soins, visites, souvenirs, instants saisis, pensées fugitives, retours sur sa vie. Tout est gonflé de non-dit, signifié de biais, « en biseau » dirait Anna Akhmatova, et résonne d’autant plus : par exemple, la main de l’infirmière qui lui prend le pouls, selon qu’il la sent tiède ou froide, lui indique si sa fièvre à lui est montée. Chacun des tankas cisèle un de ces petits signes, du plus physiologique comme celui dont on vient de « déplier » un des sens, au plus intime. Ils suivent le flux intérieur, son instabilité, son tremblement, d’autant plus labile et sensitif que la maladie affaiblit les rênes de la raison. Rares sont les recueils de poésie qui donnent cet effet de suspense. Suspense paradoxal : les poèmes sont précédés de Pour la mort d’Ishikawa Takuboku, préface due au premier éditeur, son ami Toki Aika, à qui Takuboku avait confié le manuscrit cinq jours avant de mourir. On sait donc à quoi s’en tenir. Mais, comme dans Chronique d’une mort annoncée de Gabriel García Márquez, malgré ce qu’il sait depuis le début, le lecteur est pris, il lit pour savoir la suite… et la fin. Pourtant, il la connaît, la fin, comme Takuboku. Lente et inexorable. De sursauts en lâcher-prise.
Le recueil est bilingue. Bien sûr, peu de lecteurs liront le texte original. Mais la disposition verticale de l’écriture japonaise permet une mise en page très graphique, enfermant le texte français sur la double page verso-recto entre deux coulées de caractères, fragiles comme des rideaux. Cela contribue à l’effet d’isolement dans une chambre de malade. Le livre se termine par un fragment d’un essai de 1910, Diverses choses sur la poésie. Toki Aika y a puisé en 1912 le titre du recueil. Surtout, le poète y livre, de la façon la plus directe, ce par quoi, contre quoi et pour quoi se construit son œuvre. « Si le rythme traditionnel ne correspond pas à nos sentiments, pourquoi faudrait-il s’interdire de l’enfreindre ? Si la contrainte de trente et une syllabes [qui règle le tanka] apparaît inadaptée, pourquoi ne pas la transgresser […] ? Il est bon de chanter ce qui nous inspire sans nous laisser limiter par quoi que ce soit. Si l’on procède ainsi, dans les limites de notre condition, cela qu’on appelle poésie – cette émotion propre à chaque instant de ce qui se lève et s’efface dans le cœur au sein de notre vie affairée – cela ne périra pas ». Ces règles font partie « des choses minimes » sur lesquelles il est possible d’agir, comme « sur la table la place de la pendule, du nécessaire d’écriture et de l’encrier » – Takuboku est effectivement considéré au Japon comme le premier poète à faire évoluer la tradition, en introduisant par exemple la ponctuation occidentale.
Mais cela va bien au-delà. Il continue : « Toutes les autres choses, ce qui me pèse vraiment, ce qui m’est douloureux, se peut-il que je n’aie sur elles aucune capacité d’action ? En réalité, je dois plutôt les endurer et m’y soumettre, il me faut continuer de mener cette double vie insupportable, car il n’y a pas dans ce monde d’autre manière de vivre. J’ai beau me fournir toutes sortes de justifications, mon existence a bel et bien été sacrifiée à l’ordre familial, au système de classe, au capitalisme et à la commercialisation du savoir qui actuellement nous gouvernent. » Loin d’être un laisser-aller, la liberté que prend Takuboku à l’encontre des règles de la poésie traditionnelle est au contraire une tension, le signe et le noyau irréfragable de sa liberté intérieure et pour tout dire de son existence. Jeu triste, sans doute, mais qui engage tout le reste. Subsiste une énigme. Est-ce vraiment sa liberté intérieure infusée dans la nouveauté formelle qui rend Takuboku si novateur, sinon unique ? Qu’est-ce qui explique alors, pour le lecteur français qui ne peut mesurer la poésie de Takuboku à cette aune, qu’on en ressente à ce point la tension ?
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Ces trois recueils constituent trois des parties de l’œuvre poétique parue au Japon en 1910 sous le titre Une poignée de sable, comprenant 551 tankas. Une poignée de sable a paru aux éditions Philippe Picquier en 2016, dans la traduction d’Yves-Marie Allioux.