Faire des écritures

Nevers, nom propre, résonne de façon singulière pour les cinéphiles. Ils se rappellent cette ville que tout relie ou oppose à une cité martyre, très loin de la France, Hiroshima. S’il n’est pas question de cette seconde ville dans Never(s), la petite ville de Bourgogne est en revanche associée à Casablanca et à Saïgon. Une correspondance est le point de départ de ce roman de Frédérique Berthet, un roman fondé sur l’archive, la lettre, la trace et l’espace.


Frédérique Berthet, Never(s). P.O.L, 208 p., 16 €


Le point de départ de Never(s), de Frédérique Berthet, ce sont des lettres : un tas de lettres retrouvé à la mort de la grand-mère, formant un ensemble que la vieille femme avait préparé, au terme de l’une de ces séances de ménage qui annoncent la fin. Ces lettres, elle les a échangées avec Georges, son mari, qu’elle a rencontré en 1943 mais avec qui elle n’a réellement vécu qu’au milieu des années 1950. Auparavant, Georges, sorti des enfants de troupe, était militaire. Il a combattu à Cassino, en Alsace, jusqu’en Allemagne. À peine la Seconde Guerre mondiale s’achevait-elle qu’il a été envoyé en Indochine. Il en est rentré en 1948, encore chanceux, si l’on ose dire, d’avoir échappé à Dien Bien Phu, en 1954. Ils s’étaient connus à « Casa », elle était enceinte d’un autre que lui, il l’acceptait parce qu’il l’aimait plus que tout ; ils se retrouvent définitivement dans la Nièvre.

Frédérique Berthet, Never(s)

« Casablanca » de Michael Curtiz (1942) © Warner Bros

Le roman de Frédérique Berthet est donc l’histoire d’une longue absence, d’échanges pas toujours synchronisés entre l’épouse et son mari, de l’attente, de la peur, des inquiétudes liées aux maladies infantiles, des jalousies, et de soudaines envies de tout arrêter. C’est l’histoire d’une fidélité qui ne passe que par le papier, la plume, les mots.

La femme qui apparaît au premier plan a tout d’une héroïne de l’insignifiant. L’antithèse n’est pas le fait du hasard. Le mot « insignifiance » apparaît à la première page, quand la narratrice, dans les pas de Perec cité en épigraphe, s’interroge sur ce que c’est qu’écrire : « Est-ce que cela compte si on écrit sa vie durant, si le dur, le solide de la vie est au bout de la plume, que c’est toujours là, déposé presque aux yeux de tous mais avec une telle insignifiance que cela ne fait événement ni pour les autres ni peut-être pour vous-même. » Le même mot est employé par Ponge, dans Pièces, et donne lieu à cette conclusion : « C’est là tout mon exercice, et mon soupir hygiénique ». Je le cite comme je pourrais citer Alain Cavalier, filmant Beatrix Beck en « travailleuse manuelle », qui écrivait sur tous les supports possibles en temps de guerre. La matière de ce roman est ordinaire, et c’est ce qui, aux yeux des amateurs de banalité, en fait la beauté. Quant à ce qui est déposé presque aux yeux de tous, nous y reviendrons. On met du temps à le distinguer parce qu’il est de trop, qu’il nous aveugle ou nous fait honte.

La narratrice s’adresse à la grand-mère par un « vous » dont on peut se demander s’il ne désigne pas la lectrice ou le lecteur. Employée dans une bibliothèque, puis retraitée, la grand-mère n’a jamais quitté le monde des livres et de l’écrit. Elle était fille de facteur à Casa, prédestinée à écrire. Et malgré son envie de poursuivre ses études, elle n’a pas pu aller au lycée. Au lieu d’y entrer en 1942, elle a travaillé comme secrétaire au 6e régiment de tirailleurs sénégalais, recopiant des actes variés, en double, sur carbone : « vous avez dix-sept ans pour quelques semaines encore ; on vous en donne quinze. Et vous seule savez – aucune archive ne le dira pour vous – et vous seule ressentez – car cela s’insinue puissamment et résistera à bien des secousses de l’histoire – que ce travail-là – travail à la main, création de doubles – est fait de mots et non de faits d’armes ». Créer des doubles, voir son image dédoublée dans le miroir, c’est le début de tout ; sans doute de cet atelier d’écriture qu’un jour, installée dans l’Isère, elle a suivi. Elle consignait depuis longtemps, en « îlots précis », des « remontées de mémoire ». En atelier, elle dresse le portrait d’une personne très différente d’elle. C’est la mère Arnoux, grand-mère de Georges, qui l’a accueillie à Saint-Benin-des-Bois, dans la Nièvre. Elle parle de clé perdue, de foins, de Jaunette, de la traite, de colis, bref d’un monde disparu protégé par ces îlots aussi précieux que précis.

Frédérique Berthet, Never(s)

« Hiroshima mon amour » d’Alain Resnais (1959) © Argos Films

La démarche de la romancière n’est pas si éloignée. Elle prend appui sur des documents officiels, attestations, livret de famille, livret militaire, elle reprend à l’infinitif ces verbes qui disent l’opération d’écriture, recopier, écrire. Mais écrire le roman, c’est aussi disposer dans l’espace de la page et rendre la distance, l’absence, par sa marque concrète, le blanc, le vide, le passage à la ligne. « Dans le soleil de Casa puis au cœur de l’hiver / près de Nevers / des lettres et des lettres s’écrivent dès 1942 la main tendue / vers celui / que // toujours plus loin // la guerre / éloigne ». Le roman devient poème, écho là aussi des poèmes qu’écrivait l’épouse dans l’attente de son mari. Une expression revient, un verbe qui dit le bonheur, c’est nager : « vous êtes prise par l’écriture, vivez avec vos personnages, conjuguez le passé au présent, vous nagez ».

Frédérique Berthet écrit ici son premier roman, partant de l’anodin, de « l’infra-ordinaire » si important et si fécond, exploré par Georges Perec. D’elle, on aura pu lire il y a un peu plus d’un an La voix manquante, essai sur la figure de Marceline Loridan-Ivens (P.O.L, 2018). Ou, pour être précis, sur l’apparition d’une jeune femme dans Chronique d’un été de Jean Rouch et Edgar Morin. Marceline y évoque, fugitivement, sa déportation à Auschwitz. D’abord, un détail nous échappe, « déposé presque aux yeux de tous » mais invisible, difficile à nommer pour ce qu’il est : on voit le matricule tatoué sur son avant-bras.

Marceline n’est pas encore l’auteur de Ma vie balagan et de Et tu n’es pas revenu. Frédérique Berthet la suit, image par image d’abord, puis relate son parcours, de Bollène à Birkenau. Cette digression apparente permet de saisir une démarche d’historienne (du cinéma comme du siècle passé), de chercheuse et de romancière. Pour reprendre des verbes rencontrés chez Ruth Zylberman, proche d’elle par le parcours, elle glane, elle gratte, elle creuse. On ajoutera qu’elle travaille le détail, s’en approche (comme l’auteur de 209 rue Saint-Maur, Paris Xe et Daniel Arasse, cité dans la bibliographie). Nevers est là, en photogramme, vers la fin du roman. Et le marin de Gibraltar, la proue d’un navire qui fend les flots. Le navire hôpital Canada sur lequel a embarqué l’héroïne avec ses deux jeunes enfants ? Allez savoir, je nage.

Tous les articles du n° 106 d’En attendant Nadeau