Une vie et une pensée nomades

Mon après-guerre à Paris, second volet des mémoires du psychosociologue Serge Moscovici (1925-2014), paraît cinq ans après la mort de l’auteur, de façon inattendue. Il s’agit d’un témoignage très riche, couvrant la Roumanie d’Antonescu et le Quartier latin des années 1940 et 1950, quand les conditions matérielles difficiles vécues par l’auteur et sa bande n’entravaient pas la fécondité de leurs travaux.


Serge Moscovici, Mon après-guerre à Paris. Texte établi, annoté et préfacé par Alexandra Laignel-Lavastine. Grasset, 384 p., 22 €


En méditant sur ce texte, je songe encore à Philip Roth, à son recueil Parlons travail, où le romancier américain part en Europe de l’Est pour dialoguer avec ses homologues de l’autre côté du rideau de fer. Comme je l’ai montré dans ma thèse, on décèle une note de jalousie chez l’intervieweur – si obscène que cela puisse paraître – à l’égard de ses pairs, des intellectuels juifs ayant vécu l’horreur. Né aux États-Unis comme Roth, je partage sa fascination pour la description du quotidien sous des régimes totalitaires, transmise par des Juifs pour lesquels la judéité n’était pas simplement une construction abstraite, hélas !

La lecture de Serge Moscovici éveille dans mon esprit ce même sentiment d’envie, comme si sa connaissance du pire lui avait procuré une compréhension plus profonde de l’Homme et des mécanismes sociaux. L’auteur explique ainsi sa différence : « Nous, les réfugiés ashkénazes, ne souffrions pas seulement du manque, comme tous les sans-patrie. Nous venions de découvrir que nous étions les derniers Juifs d’Europe. Les derniers représentants d’un monde qui n’était plus et vers lequel il n’y avait pas de retour possible. Il existait encore des restes […] mais plus de peuple juif […] Que les intellectuels français ne soient pas davantage blessés par l’immensité de cette horreur me torturait […] En détruisant les Juifs avec la complicité des nations, [Hitler] venait de détruire les derniers vrais Européens de ce siècle, et la civilisation européenne avec eux ».

Serge Moscovici, Mon après-guerre à Paris

Serge Moscovici © Archives familiales/D.R.

Oui, Serge Moscovici a eu le privilège – à quel prix ! – de connaître la Mitteleuropa de l’avant-guerre ; il peut donc légitimement évoquer notre « peuple », celui des Ashkénazes, à distinguer de la judéité maghrébine. Peuple dont la destruction correspond à celle de la « civilisation européenne », laquelle n’a aucun rapport avec l’Euro Disney du XXIe siècle.

Ce qu’avait vécu Moscovici lui permettait un discours presque inaudible aujourd’hui. D’abord, son réquisitoire contre certaines nations européennes, coresponsables de la Shoah, alors que la tendance contemporaine la met sur le seul compte des nazis. Avec le soin d’un historien, en mêlant ses propres expériences, il relate les pogroms roumains de 1941 — 10 000 Juifs tués à Kichinev et 70 000 à Bogdanovka, entre autres – ainsi que la tragédie de la Transnistrie où les troupes roumaines ont exterminé 150 000 Juifs entre 1941 et 1944, des massacres largement négligés par l’Histoire.

Sur un autre plan, il se montre assez dur à l’égard du milieu germanopratin des années 1940 : « Les Français éprouvaient par ailleurs le besoin d’effacer leur désertion et leur collaboration. L’existentialisme est un humanisme de Sartre était paru en 1946, tout le monde s’extasiait, mais pas un mot sur Auschwitz ni sur la mise au tombeau du peuple juif… En revanche, Sartre était capable d’affirmer que ‟nous n’avions jamais été aussi libres que sous l’Occupation”… »

On comprend que Moscovici ne se sent à l’aise qu’au sein de sa bande de « métèques » : Isac Chiva (futur bras droit de Lévi-Strauss) et Paul Celan, inconnus et vivant dans un dénuement extrême. Ses pages sur Celan figurent parmi les plus belles : ami intime du poète germanophone, il dresse le portrait d’un homme très susceptible et effrayé par son propre génie. Originaire de Czernowitz, où il s’est caché pendant la rafle, Celan a vu ses parents déportés – ils seront  assassinés plus tard. Celan semble porter sur ses épaules « et le malheur du monde et sa rédemption ». Moscovici le considère comme un poète russe s’exprimant en allemand. Ignoré à Paris au début des années 1950, Celan était connu en Allemagne, où il se rendait régulièrement, comme « un soldat exécute une mission ».

Serge Moscovici, Mon après-guerre à Paris

Serge Moscovici © Archives familiales/D.R.

Moscovici mélange avec brio l’intime, la théorie et l’Histoire, aussi bien dans la description de son entourage que dans son autoportrait. Celui-ci prend forme dès 1942, quand l’auteur, menacé par une déportation, se promet, au cas où il survivrait, de devenir un « homme d’étude ». Le voilà donc à la Sorbonne en 1949 où, en assistant aux cours du psychiatre et psychanalyste Daniel Lagache sur la psychologie de la vie sociale, il se passionne pour les groupes et les phénomènes sociaux envisagés sous l’angle psychique.

La psychologie existait à peine comme discipline, ayant perdu tout attrait scientifique. Mais l’auteur est attiré par l’idée nouvelle qu’on puisse expliquer le comportement des masses. Dans les cours de Lagache, il découvre les dimensions subjectives de la vie sociale, et décide de consacrer sa thèse à la diffusion de la psychanalyse.

Si Lagache devient son « père », c’est Alexandre Koyré qui sera son « maître ». À l’époque, la psychologie sociale se résumait à une extrapolation faite à partir de l’individuel, une simple « science de paramètres ». Mais Moscovici la voit autrement : déjà en Roumanie, il s’est pris de passion pour les sciences et leur rapport à la nature. Ayant grandi à l’est de l’Europe, il voit la nature comme une révolte contre cette culture « mortifère ». Comment les nazis avaient-ils réussi à utiliser la « science » pour faire adhérer les foules à leur doctrine, en y intégrant la biologie, l’anthropologie et la médecine ? Sa réponse : seule l’éthique – plus tard on parlera de « sciences humaines » – pouvait percer ce voile mystificateur. Au lieu de considérer la psychologie sociale comme la sous-branche d’une autre discipline, Moscovici la conçoit comme « métissée » de par son ambition même : élucider des phénomènes sociaux-psychiques, dont les croyances, sans les réduire à de « purs » mécanismes individuels ou collectifs. Ce « nomadisme disciplinaire » l’amènera à se concentrer sur le « sens commun », qu’on ne trouvait alors dans aucun dictionnaire des notions courantes en sciences humaines.

Enfin, cette passion pour la nature aboutira à une nouvelle théorie. Lorsqu’en 1968 il publie Essai sur l’histoire humaine de la nature, Moscovici récuse l’idée que le progrès coïncide avec un éloignement progressif de l’état de nature, en démontrant qu’on ne quitte jamais ce dernier : « C’est l’homme qui fait la nature. Elle n’est pas un environnement, elle est « une relation à… » ».

De même pour le rapport entre le vécu d’un homme et son développement intellectuel, si bien montré ici. Loués soient Pierre et Denis Moscovici pour avoir rassemblé divers fichiers découverts dans l’appartement de leur père après sa mort, ainsi qu’Alexandra Laignel-Lavastine pour son fin travail d’établissement du texte. Elle est aussi l’auteure de la préface expliquant le rayonnement international de l’œuvre de Serge Moscovici, notamment dans le domaine de l’écologie.

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