Chine : le grand État

Par sa notoriété et son talent, seul sans doute le sinologue canadien Timothy Brook pouvait se lancer dans une histoire mondiale de la Chine étalée sur huit siècles. Au-delà de la réussite formelle d’un ouvrage enlevé et plus qu’accessible, Le léopard de Kubilai Khan synthétise également le point de vue singulier de l’auteur sur le « grand État » chinois et son histoire impérialiste : il se fait l’écho des travaux récents et appelle en creux à une émancipation de tout orientalisme dans notre regard sur l’empire du Milieu.


Timothy Brook, Le léopard de Kubilai Khan. Une histoire mondiale de la Chine. Trad. de l’anglais (Canada) par Odile Demange. Payot, 536 p., 26 €


L’introduction dans le titre français d’une histoire mondiale inexistante dans l’original anglais dit beaucoup des mutations historiques des dernières années. Gageons que, il y a encore peu de temps, la traduction aurait conservé le « grand État » de l’original anglais (Great State. China and the World), tant la question de l’État moderne et de ce que Norbert Elias avait appelé son « ontogenèse » occupait des cohortes d’historiennes et historiens. L’Histoire mondiale de la France est passée par là. Entre autres qualités, elle fait vendre, attise l’intérêt, apparaît actuelle. Si l’on cherche un indice d’une science historique fascinée arbitrairement par la question de la mondialisation et d’une histoire « connectée », cette traduction est plus qu’éloquente. Elle reste, cela dit, trompeuse.

Timothy Brook, Le léopard de Kubilai Khan. Une histoire mondiale de la Chine

L’hémisphère oriental de la Terre représenté sur la partie supérieure d’une carte sur rouleau de la côte chinoise datant du XIXe siècle. Le cartographe a attribué au Grand État Qing la plus vaste superficie possible © Cambridge, MA, Harvard-Yenching Library

Tout d’abord en ce qu’elle incite le lecteur français à raccrocher cette entreprise aux travaux récents se réclamant d’une histoire mondiale. Or, si Timothy Brook rend hommage notamment à Patrick Boucheron dans ce Léopard de Kubilai Khan, il se distingue de l’exemple du médiéviste français à de nombreux égards : cette histoire mondiale de la Chine est individuelle et non collective, et se fonde sur un sino-centrisme indéniable qui se distingue par bien des aspects du travail sur le référent national de l’Histoire mondiale de la France.

Tout cela fait franchement regretter ce choix de traduction, qui souligne plus les limites d’un ouvrage par ailleurs excellent qu’il ne le met en avant en profitant du contexte intellectuel français : Timothy Brook peut-il réaliser à lui seul une histoire mondiale d’un empire aussi immense ? Peut-il s’émanciper des spécialisations périodiques et thématiques qui sont au cœur de l’entreprise collective d’une histoire mondiale ? Si impressionnante et versatile que soit l’érudition du sinologue canadien, il demeure bien plus convaincant lorsqu’il s’intéresse aux périodes Ming et Qing de l’histoire chinoise, malgré sa familiarité avec la Chine médiévale des Yuan ou avec la Chine républicaine du XXe siècle. Il faut sans doute y voir une conséquence de la starification sans équivalent de l’auteur, peut-être le seul à parvenir à vendre en Occident des livres érudits sur l’histoire chinoise, depuis Le chapeau de Vermeer : d’où cette polyvalence à la fois stimulante et frustrante, déjà perceptible dans Sous l’œil des Dragons (2010).

Timothy Brook, Le léopard de Kubilai Khan. Une histoire mondiale de la Chine

Kubilai chassant avec son léopard, d’après le Livre des merveilles de Marco Polo. Rien dans cette enluminure, sauf peut-être le cerf, ne correspond à la réalité. L’illustrateur a simplement fait de son mieux pour imaginer à quoi pouvait ressembler une scène de chasse mongole. Ms, RC-B-01969, f° 31v, Paris © BnF

Mais l’ouvrage n’a pas à être tenu pour responsable du contexte qui préside à sa réception en France, et qui ne saurait lui ôter son caractère de prouesse historique et érudite. Timothy Brook parvient en effet à synthétiser en une douzaine de chapitres – qui sont autant d’événements – une histoire connectée de la Chine en racontant à la fois l’inclusion dans ce qu’on appelait autrefois le « système-monde » et l’influence qu’elle exerça sur celui-ci. Cette démonstration est en soi une gageure dès lors que l’historiographie retient classiquement qu’au moment de la première mondialisation entamée au XVIe siècle avec les « grandes découvertes » européennes la Chine se ferma au monde, notamment avec l’accession de la dynastie Qing (1644) au pouvoir impérial. Comment faire l’histoire mondiale d’un pays que l’on pense sans discontinuer comme fermé au monde ? Timothy Brook relève ce défi en suivant les nombreux chemins lui permettant d’affirmer un point de vue sur l’histoire chinoise remarquablement saillant et neuf.

Le léopard de Kubilai Khan suit ainsi une trame événementielle et chronologique – qui tend à s’imposer comme la forme majeure des synthèses d’histoire mondiale – permettant d’ouvrir à une périodisation large, commençant au XIIIe siècle. En plaçant cette histoire dès l’origine aux lendemains immédiats de la conquête mongole (Kubilai Khan est le petit-fils de Gengis Khan), Timothy Brook peut dérouler sans peine l’idée d’une histoire mondiale venue d’en haut caractérisant l’histoire de l’État chinois. Il en retrouve la trace dans des événements qu’il a vraisemblablement sélectionnés et agencés selon un désir de découverte et d’inconnu : ni Marco Polo, ni Matteo Ricci, ni révolte des Boxers ne constituent cette histoire mondiale de la Chine, quoiqu’on les y retrouve par le biais de personnages et de récits dont le public européen est moins familier. Ce choix d’une chronologie élargie et d’événements relativement vierges contribue grandement à faire de l’ouvrage un récit passionnant et accessible, mais participant à une réévaluation de l’histoire chinoise au long cours : Timothy Brook, réglant ses comptes avec certains préjugés historiographiques dont il montre les limites, cherche ainsi à préciser et à nuancer la perception de l’Empire chinois comme fermé aux influences extérieures.

Cette description d’une Chine ouverte au monde tend à émanciper le regard porté sur l’empire du Milieu de tout héritage orientaliste, révélant sur le long terme un impérialisme chinois s’exerçant à plusieurs échelles : du Tibet aux confins eurasiatiques de l’aire d’influence chinoise jusqu’à l’actuelle Indonésie, la Chine apparaît partout comme cette puissance impérialiste qu’elle n’a jamais cessé d’être. De ce point de vue, Timothy Brook permet de se distancier aussi bien d’une historiographie chinoise qui tend à banaliser cet impérialisme, voire à le nier parfois – qu’on pense au discours officiel sur l’histoire des ouïghours –, que d’une littérature occidentale qui le caricature. La conclusion de l’ouvrage invite d’ailleurs le lecteur à voir effectivement dans ces huit siècles d’histoire un récit encore en cours, Timothy Brook évoquant la permanence des questions ouvertes dès l’époque Yuan autour des deux pôles de l’impérialisme (aujourd’hui du « néocolonialisme » chinois) et de l’étatisation (le fameux « grand État »).

L’angle étatique gommé dans la traduction française occupe ainsi une place extrêmement importante, puisque, à l’inverse de l’Histoire mondiale de la France, il s’agit aussi de révéler l’histoire d’un État dont on a longtemps tu la nature impérialiste voire colonialiste. L’insistance sur la genèse de l’État apparaît ainsi centrale dans une démonstration qui finalement permet de restituer une parité conceptuelle entre les histoires occidentales et orientales : l’étatisation chinoise a beau se distinguer de celle des empires européens, elle n’en fut pas moins réelle et il s’agit de la penser pour comprendre historiquement l’influence mondiale de la Chine. Il est salutaire mais encore surprenant de constater, en lisant Le léopard de Kubilai Khan, que notre regard sur la Chine est suffisamment empreint d’orientalisme pour que cette histoire du grand État fasse encore problème.

Timothy Brook, Le léopard de Kubilai Khan. Une histoire mondiale de la Chine

Gravure d’après une peinture à l’huile exécutée en 1793 par le portraitiste français Henri-Pierre Danloux exilé à Londres après avoir fui la Révolution française © Princeton, Princeton University, East Asian Studies Department, don de M. Wallace Irwin Jr, ‘40

Timothy Brook parvient à formuler une histoire au long cours d’un empire immense dans un livre accessible et passionnant, dont les innombrables histoires esquissent et synthétisent l’évolution du regard occidental sur la première puissance asiatique. À l’heure des nouvelles routes de la soie et du néocolonialisme triomphant de l’État chinois, cette synthèse grand public fournit des clefs historiques d’analyse du rôle de la Chine dans l’évolution pluriséculaire du monde, tout en restituant la spécificité historique de l’histoire de l’État chinois.


Le 27 décembre 2019, Timothy Brook présentait son ouvrage dans l’émission Le cours de l’histoire, sur France Culture.

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