Adieu à Venise

Clément Hervieu-Léger fait redécouvrir, dans une très belle mise en scène, la dernière pièce créée par Goldoni à Venise, avant son départ pour la France : Une des dernières soirées de carnaval, traduite par Myriam Tanant et Jean-Claude Penchenat.


Carlo Goldoni, Une des dernières soirées de carnaval. Mise en scène de Clément Hervieu-Léger. Tournée du 4 décembre 2019 au 28 février 2020


Certes, le cadre magnifiquement délabré des Bouffes du Nord, depuis leur réouverture en 1974 par Peter Brook, apporte toujours aux spectacles qui y sont représentés un supplément de beauté. Mais la mise en scène d’Une des dernières soirées de carnaval a déjà remporté un grand succès en Suisse, au Théâtre de Carouge, où elle a été créée en septembre, représentée durant trois semaines, avant de venir pour la même durée aux Bouffes du Nord. Nul doute que la pièce de Carlo Goldoni connaisse le même accueil dans les divers lieux où elle est programmée, pendant une longue tournée, des Célestins à Lyon jusqu’au théâtre Jean-Vilar de Suresnes.

Clément Hervieu-Léger, sociétaire de la Comédie-Française, alterne pour ses mises en scène, dans la Maison ou ailleurs, répertoire et textes contemporains. Il a choisi cette fois l’un des auteurs européens les plus célèbres, Carlo Goldoni, une pièce peu connue en France, pourtant considérée comme une des plus belles par les connaisseurs. Jean-Claude Penchenat est de ceux-là, qui décida de la traduire avec Myriam Tanant et de la mettre en scène, en 1990, au Théâtre du Campagnol, Centre dramatique national de la banlieue Sud, qu’il dirigeait. Le spectacle de Clément Hervieu-Léger donne l’occasion d’entendre à nouveau la langue alors choisie par Myriam Tanant pour restituer le vénitien, de se rappeler sa dernière traduction, de La Locandiera, remise aux Comédiens-Français, juste avant sa mort, début 2018. Cette grande femme de théâtre et intellectuelle avait mis en lumière l’originalité d’Une des dernières soirées de carnaval, par le contexte de sa création et sa dramaturgie, dans une présentation du texte édité (Actes Sud-Papiers, 1990).

Carlo Goldoni avait connu la réussite de sa réforme, le passage de la commedia dell’arte à une comédie moderne, écrite, en prise sur la société du temps. Il avait triomphé en 1750, en donnant seize pièces en une saison. Ancien avocat, il célébrait la bourgeoisie active, garante de la prospérité de la République, choisissant souvent comme protagonistes des marchands, des artisans, parfois des personnages du peuple. Le comte Carlo Gozzi, qui y voyait une menace pour sa classe, engagea les hostilités par des pamphlets, puis par des fables qui ramenèrent sur les scènes les masques de la tradition et commencèrent à détourner le public, jusqu’alors acquis à la réforme. Dès lors, Goldoni accepta  le contrat de deux ans proposé par les Italiens de Paris, mais quitta Venise sur un dernier succès, en février 1762, avec la pièce des adieux à sa ville.

Carlo Goldoni, Une des dernières soirées de carnaval

© Brigitte Enguerand

Dans la préface au texte édité, Goldoni explicite la transposition de sa propre situation : « j’imaginai de prendre congé du public vénitien au moyen d’une comédie, et comme il ne me paraissait pas juste de parler effrontément de moi-même et de mes affaires, j’ai fait des comédiens une société de tisserands ou de fabricants d’étoffes, et je me suis caché sous le titre de dessinateur ». Zamaria, un tisserand veuf, a organisé une fête chez lui pour la fin du carnaval. Il énumère les invités, tous du même milieu, à sa fille, Domenica, seulement préoccupée de la venue d’Anzoletto, le dessinateur, dont elle est amoureuse. Les convives arrivent seuls ou en couple, assez conformes aux commentaires échangés à leur sujet par le père et la fille. Mais une nouvelle vient créer la perturbation : Anzoletto serait sollicité par des tisserands italiens pour les rejoindre à Moscou. Dans l’attente du repas, un jeu est organisé qui permet à Domenica et Anzoletto de s’entretenir discrètement d’un projet de départ commun, sous réserve de l’accord du père à leur union. Au troisième acte, le dîner, suivi d’un bal, va aboutir à trois mariages. Le jeune Anzoletto quitte « sa patrie adorée, le cœur brisé » ; il est jeune, il va partir avec celle qu’il aime et ses futurs beaux-parents, il n’en est pas à son premier voyage et est toujours revenu. Mais il porte les paroles d’un Goldoni déjà âgé de cinquante-cinq ans, très incertain, à juste titre, de son avenir en France et de son possible retour à Venise, les paroles de l’exil.

Clément Hervieu-Léger retrouve dans le texte une problématique contemporaine : la tension entre vivre ensemble et vivre libre. Mais il ne procède pas pour autant à une actualisation. D’entrée de jeu, les costumes, magnifiques, situent bien la pièce au XVIIIe siècle ; ils sont dus à Caroline de Vivaise et, avec les lumières de Bertrand Couderc, subliment le sobre décor (d’Aurélie Maestre). Par ces choix, le metteur en scène reste fidèle à l’héritage de Patrice Chéreau ; il fut son collaborateur au théâtre et à l’opéra, contribua à deux de ses livres, J’y arriverai un jour et Les visages et les corps. Mais, avant la mort de son grand aîné en 2013, il avait déjà fondé, avec Daniel San Pedro, la Compagnie des Petits Champs. Il a composé sa distribution avec des interprètes membres à un moment ou un autre de cette compagnie : Aymeline Alix, Louis Berthélémy, Clémence Boué, Adeline Chagneau, Stéphane Facco, Juliette Léger, Guillaume Ravoire, Daniel San Pedro. Il leur a associé Jean-Noël Brouté et des comédiens suisses, dans le cadre de la coproduction avec le Théâtre de Carouge : Marie Druc, Charlotte Dumartheray, Jeremy Lewin. Ils sont ainsi quinze réunis au salut, avec deux musiciens, M’hamed El Menjra, Clémence Prioux, et un chanteur lyrique, Erwin Aros.

Tous méritent d’être cités, tant ils parviennent à la fois à exister individuellement et à participer pleinement à un travail de troupe. Au premier acte, au rythme des arrivées successives, Clément Hervieu-Léger tire parti des virtualités comiques de chaque personnage. Puis, dans les scènes de groupe, à table pour la partie de cartes ou le dîner, il préserve des singularités, il ménage des apartés, tout en réussissant la performance d’une choralité, régulièrement menacée et rétablie dans son harmonie, jusqu’au bal du dénouement. Dans son troisième et dernier monologue en fin d’acte, Domenica (Juliette Léger) s’adresse rituellement au public : « Vous qui êtes habitués aux belles soirées de carnaval, peut-être la nôtre vous paraîtra-t-elle un peu fade ? » Elle feint de redouter une certaine fadeur, rien de tel dans le spectacle qui donne leur place à la musique, aux chants, à la danse, mais évite le pittoresque attendu du Mardi gras, suggère la mélancolie du départ et de la séparation. Zamaria a réussi sa fête, Daniel San Pedro l’interprète magnifiquement dans ce rôle de maître de maison, prêt à connaître un dernier amour, inespéré ; en même temps, sa présence sur le plateau semble incarner celle, invisible, du metteur en scène, son partenaire à la tête de la Compagnie des Petits Champs.

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