De boue et de sang

Sous le titre Électre/Oreste, le grand metteur en scène européen Ivo van Hove fait entrer deux pièces d’Euripide au répertoire de la Comédie-Française, salle Richelieu. Il choisit une actualisation qui dit s’inspirer de processus de radicalisation contemporains.


Euripide, Électre/Oreste. Mise en scène d’Ivo van Hove. Salle Richelieu, en alternance jusqu’au 3 juillet. Théâtre antique d’Épidaure les 26 et 27 juillet 2019


Le metteur en scène flamand Ivo van Hove est cette saison doublement à l’affiche de la salle Richelieu. Il présente son spectacle Les damnés, d’après Luchino Visconti, créé au Festival d’Avignon 2016, programmé jusqu’au 2 juin, comme le premier volet d’un diptyque dont Électre/Oreste serait le second. Il s’en explique dans le programme : « Dans Les Damnés, on trouve deux jeunes hommes, d’abord des personnages totalement apolitiques qui vont devenir des fascistes pour des raisons purement personnelles. À aucun moment ils ne croient à l’idéologie nazie. Ce processus de radicalisation est le problème central de la mise en scène d’Électre/Oreste. La fin des Damnés est le point de départ d’Électre/Oreste. » Van Hove trouve les pièces d’Euripide « d’une brutalité et d’un réalisme presque contemporains », traits que l’adaptation accentue : « Électre  et Oreste montrent comment, dans la tête des personnages, le salut n’est accessible qu’en choisissant le chemin de la violence radicale. Réunir ces deux textes en une seule pièce, c’est accélérer ce processus, animé par une rage et une férocité extrêmes, et montrer comment s’opère la radicalisation. »

Cette entrée au répertoire ne permet pas de découvrir pleinement les deux pièces d’Euripide, moins connues que celles d’Eschyle et de Sophocle, une autre histoire des Atrides. Électre se déroule devant la maison d’un pauvre fermier, le laboureur mycénien qui reçut en mariage la fille d’Agamemnon et de Clytemnestre mais préserva sa virginité. Après la vengeance exercée contre leur mère et son amant Égisthe, le frère et la sœur doivent se séparer : Oreste fuit à Athènes les Érinyes et Électre épouse Pylade. Oreste se situe à Argos, devant le palais d’Agamemnon ; Électre veille son frère, prostré depuis l’accomplissement du matricide, cinq jours plus tôt. Tous deux sont condamnés à mort par les citoyens d’Argos ; ils risquent la lapidation. Oreste se déchaîne, après le refus de leur oncle Ménélas d’intercéder en leur faveur, tuant son épouse Hélène, prenant en otage sa fille Hermione, projetant d’incendier le palais. Seul Apollon vient mettre un terme à cette folie dévastatrice ; il annonce la transformation d’Hélène, dans les cieux, en divinité protectrice des marins, marie Électre avec Pylade, Hermione avec Oreste, purifié et absous.

À partir de la traduction, et de l’édition, de Marie Delcourt-Curvers, dans la Pléiade (Gallimard, 1962), reprise pour la création du spectacle (« Folio Théâtre », 2019), Ivo van Hove a élaboré une version scénique, avec son dramaturge attitré, Bart van den Eynde. Il a supprimé le prologue d’Électre, rappel pourtant éclairant de la situation, et l’exodos, incompatible avec l’enchaînement immédiat des deux textes. Il a procédé à de nombreuses coupes, en particulier dans les passages choraux, ce qui conduit à une représentation d’environ deux heures. Il maintient l’apparition finale d’Apollon, mais il en réduit à néant le discours par la mise en scène : Gaël Kamilindi, vêtu d’une tunique dorée translucide, semble un personnage d’opéra bouffe. Surtout, le spectacle se termine sur l’image figée du trio, Électre, Oreste, Pylade, toujours en proie à la même fureur destructrice, dans les fumées de l’incendie. Jusqu’au bout, il s’en tient à l’interprétation univoque et contestable de la radicalisation imposée au spectateur dans le programme : l’assimilation des deux protagonistes et de leur compagnon à un groupuscule terroriste.

Euripide, Électre/Oreste. Mise en scène d’Ivo van Hove

© Jan Versweyveld

D’entrée, le plateau, recouvert d’une épaisse boue sombre, annonce un inexorable engluement. Jan Versweyveld, inséparable partenaire d’Ivo van Hove pour la scénographie et les lumières, a conçu un seul dispositif : la même boîte noire percée d’une porte correspond à la maison du pauvre fermier et au palais d’Argos. Au début d’Oreste, le matricide gît sur un lit à l’entrée, veillé par sa sœur ; en fait, il est enterré dans la boue, à peine visible. Une sorte de passerelle en pente, côté cour, permet l’entrée sur l’aire de jeu, où les interprètes semblent vite pris au piège de la surface visqueuse. À l’arrière-plan, deux espaces accueillent les quatre percussionnistes du trio Xenakis qui scandent toute la représentation par la musique originale d’Eric Sleichim, indissociable du travail avec le chœur du chorégraphe Wim Vandekeybus.

Très vite, la boue macule les visages et les corps, certains vêtements. An D’Huys, collaboratrice régulière d’Ivo van Hove et d’Anne Teresa De Keersmaeker, explique son choix de costumes modernes, bleus roi pour le monde des puissants, intemporels, très ternes pour le monde « des  parias, des exclus ». Électre apparaît à son frère comme « une esclave dont la tête rasée porte une charge d’eau ». Suliane Brahim, cheveux très courts, bras et jambes nus, en short et maillot, correspond bien à cette description. Elle semble  appartenir au même monde que les membres du chœur, emmenés par le coryphée Claude Mathieu : grandes sociétaires et jeunes recrues de l’Académie de la Comédie-Française, indistinctement dépenaillées, comme en une masse grise informe. Oreste et Pylade, qui viennent de la cour de Strophios, portent d’abord une tenue bleue, tout comme plus tard Ménélas et Tyndare en costume-cravate, uniforme des hommes de pouvoir. Et, qu’elle incarne Clytemnestre ou Hélène, Elsa Lepoivre fait son entrée, superbe, vêtue presque de la même robe du soir bleue, ornée d’un collier différent. Cette opposition binaire apparaît très représentative d’une manière de surligner l’actualisation des enjeux.

À la boue se mêle le sang des victimes, qui rejaillit sur les meurtriers et même sur de simples témoins. Par exemple, la mort d’Hélène est attestée moins par le récit de l’esclave phrygien, très raccourci, que par son visage ruisselant d’hémoglobine. Au fil du spectacle s’impose l’expression « bain de sang », évocatrice de récents massacres, associés à la radicalisation. La formule désormais rituelle, « certaines scènes peuvent heurter la sensibilité des spectateurs », se justifie de ce fait, même si les plus violentes tournent parfois au Grand-Guignol. Ainsi, Électre émascule Égisthe et mord ses attributs virils, avant de les jeter au loin. Il est toujours intéressant de voir les spectacles de la Comédie-Française au cinéma ; ce le sera plus encore de découvrir Électre/Oreste filmé, de comparer l’impact de cette violence à la scène et sur l’écran (diffusion en direct dans 300 salles en France le 23 mai, reprises les 16, 17 et 18 juin).

Les comédiens sont mis à rude épreuve par ce bain de boue et de sang, peut-être aussi par l’exigence d’un jeu paroxystique en continu, souligné par l’utilisation de micros. Cette pratique, privilégiée par Ivo van Hove, s’avère superflue salle Richelieu pour les membres de la troupe et uniformise en particulier l’interprétation de Suliane Brahim (Électre), Christophe Montenez (Oreste) et parfois de Loïc Corbery (Pylade). Les rôles de Ménélas et de Tyndare permettent à Denis Podalydès et à Didier Sandre plus de nuances. Surtout, ceux de Clytemnestre et d’Hélène donnent une nouvelle fois à Elsa Lepoivre l’occasion de déployer pleinement son art, comme le personnage de la baronne Sophie von Essenbeck dans Les damnés. Ivo van Hove travaille souvent avec les mêmes acteurs à l’International Theater d’Amsterdam qu’il dirige. Il a en partie reconstitué la distribution de son premier spectacle avec les comédiens du Français. Mais, règle de troupe oblige, Éric Génovèse, inoubliable SS von Aschenbach, fait juste une apparition, son rôle ayant pâti des coupes du texte comme celui de Benjamin Lavernhe, le laboureur époux d’Électre.

Le spectacle connaît une réception critique contrastée, mais un très grand succès public : hommage à la performance des comédiens, à un artiste de renom international. Ivo van Hove va mettre en scène cet été, au Festival d’Aix-en- Provence, Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny de Bertolt Brecht et Kurt Weill, et la saison prochaine, à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, La ménagerie de verre  de Tennessee Williams, avec Isabelle Huppert.

Tous les articles du numéro 80 d’En attendant Nadeau