Dans la jungle de Riyad

Tout commence par un rodéo automobile dans un quartier excentré de Riyad. Des jeunes gens jouent à faire déraper à toute allure des voitures volées sur une de ces autoroutes autour desquelles s’organise l’espace de cette « antiville » qu’est devenue la capitale de l’Arabie saoudite. L’anthropologue Pascal Menoret suit un pick-up qui slalome et zigzague et n’hésite pas à s’engager dans des sens interdits pour éviter les patrouilles de police. C’est la nuit. Il fait froid, et l’excitation monte. Tout se termine par un accident, cette fois sans gravité. D’autres sont mortels. Car le cérémonial transgressif du rodéo se répète de façon régulière. Au fil des pages de son essai, Pascal Menoret va dévoiler la multiplicité des aspects et des sens de ce qui apparaît comme une violence politique.


Pascal Menoret, Royaume d’asphalte : Jeunesse saoudienne en révolte. La Découverte/Wildproject, 284 p., 23 €


L’asphalte qui recouvre peu à peu le royaume d’Arabie des Al Saoud inflige en effet aux individus et aux territoires une violence à laquelle répondent les rodéos nocturnes, qui font des rues et des autoroutes le théâtre d’une sorte d’insurrection urbaine. Dans un pays où les partis politiques, les syndicats et les organisations indépendantes sont interdits, où le clientélisme règne en maître, où la vie quotidienne est constamment surveillée et où l’usage de la torture est largement répandu, quelle autre place existe-t-il encore pour des formes populaires de protestation et d’expression ?

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Troisième ville la plus peuplée du monde arabe, « plaque tournante politique et commerciale » où sont venus s’entasser les migrants ruraux, souvent très jeunes et dépourvus de ressources, Riyad s’est étendue selon un plan conçu par un urbaniste grec, Constantinos A. Doxiadis, qui a imaginé une ville future non plus statique mais mobile. L’idée même d’un centre disparaît, les bidonvilles où vivaient les Bédouins venus des campagnes sont détruits, et, avec la caution de l’expertise étrangère, Riyad devient une ville sur autoroute. S’ajoutant à la ségrégation de genre et à la ségrégation générationnelle, le plan directeur organise la ségrégation sociale. En l’absence de transports publics, l’accès à l’automobile est la clé de la mobilité individuelle. Doxiadis conçoit des routes orientées vers La Mecque où se célèbre un culte de la voiture. « Sur l’asphalte de ses routes larges, droites et lisses, Riyad communie dans la vénération des voitures et de la vitesse. »

menoret riyad rodéo automobileDans une ville où « les embouteillages surpassent nos pires cauchemars », l’ordre social s’identifie au contrôle de la circulation, et l’automobile devient un élément central de la vie politique. Comme la lutte des classes, la lutte des genres s’inscrit dans l’espace automobile de la ville, ainsi que le montrent les manifestations de femmes à qui le ministère de l’Intérieur a interdit de conduire en ville, après que quarante-sept d’entre elles ont manifesté, en 1990, au volant de leur voiture, pour demander plus de droits pour les femmes. L’organisation des groupes islamiques eux-mêmes reflète cette situation. Les plus petites unités y sont appelées « voitures ». Chaque voiture comprend quatre jeunes et un conducteur, qui se rendent ensemble aux réunions du groupe, tout en profitant du temps du trajet pour discuter d’un point de religion ou de morale. Les rencontres de « voitures » ont souvent lieu au bord des routes, dans des cafés et des cabanons.

Les rodéos permettent aux jeunes marginaux de Riyad d’échapper, le temps d’une nuit, au sentiment d’ennui et d’« impotence sociale » qui trop souvent les submerge. Rakan, un jeune Bédouin d’une vingtaine d’années, l’explique à Pascal Menoret avec une grande lucidité. Les rodéos, pour lui, « sont l’arbre qui cache une forêt de désespoir social et de déréliction urbaine, la partie émergée d’un iceberg de pauvreté et de violence ». La violence est partout, dans les familles, à l’école, dans les rues. Les jeunes qui se lancent dans des rodéos où ils risquent leur vie et celle des autres sont violents, comme l’est la société saoudienne, où l’urbanité « est une jungle que les urbains eux-mêmes aimeraient fuir ». Ils utilisent les interstices des autoroutes vides, pour défier l’État, les prêcheurs, les experts publics et la police. Les figures de ce sport violent, qui a ses légendes et ses martyrs, « sont aussi des manœuvres antipolicières ».

Mais les fans de rodéos ne font pas que réagir à la répression. Ils ont leur propre puissance d’agir, et il peut leur arriver de hurler: « Je hais l’Arabie saoudite ». Y aurait-il donc un rapport, chez ceux qui pensent ne pas avoir d’échappatoire,  entre le langage de la révolte et la destruction des véhicules ? Pascal Menoret semble le penser: « Les révolutionnaires européens des XVIIIe et XIXe siècles brûlaient des carrosses ; les jeunes Français marginalisés brûlent aujourd’hui des voitures ; les jeunes Bédouins saoudiens les font déraper et exploser ».

Cette révolte poignante, dont les fans de rodéos finissent toujours par être les victimes les plus spectaculaires, est aussi un défi aux normes sexuelles. Les rodéos, qui se déroulent entre hommes, sont un lieu de drague et de séduction homosexuelle. Il faut rappeler ici que les pratiques sexuelles pour les Saoudiens ne sont pas le produit d’identités de genre. Très peu d’entre eux se disent « homosexuels ». Selon les circonstances, la rencontre amoureuse, romantique ou sexuelle, peut se faire avec l’un ou l’autre sexe. Mais c’est pour séduire d’autres hommes que les conducteurs de rodéos cernent leurs yeux de khôl, restent minces, voilent leur visage et choisissent leurs vêtements avec autant de soin que leur voiture.

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S’ils survivent, cependant, l’ordre les rattrapera au tournant. Un jour, ils prennent le chemin de la repentance. Les stars du rodéo qui ont tout tenté, les garçons, l’alcool, la drogue, qui ont regardé la mort dans les yeux, tentent une dernière aventure : celle du retour à la religion. Ils installent des tentes à proximité des coins à rodéos et appellent les jeunes à quitter les dérapages, le tabac, les drogues et l’alcool. Ces voyous devenus cheiks religieux  se dévouent à la prédication et vont même, pour certains, jusqu’à proposer leurs services à la police. Le cycle de la répression, à laquelle personne n’échappe, pas même le jeune anthropologue français, semble bouclé.

Cependant, Pascal Menoret tire profit de ce qui aurait pu faire obstacle à sa recherche. Les conditions dans lesquelles il l’effectue – alors que les jeunes Saoudiens auprès de qui il a décidé de vivre se méfient d’abord de lui, parce qu’il vient d’ailleurs, qu’il est un mécréant, qu’il pourrait même être un espion – deviennent des éléments d’analyse. La générosité l’emporte et un monde se dévoile. Parce que là où il n’y a ni presse libre, ni équilibre des pouvoirs, la rumeur est la seule source d’information, Menoret s’occupe de la rumeur, des poésies, des chansons. Non seulement il apporte un éclairage absolument nouveau et même indispensable sur la société saoudienne, mais, par sa posture réflexive et la prise en compte à chaque instant de son propre regard et des réactions qu’il provoque, il ouvre des pistes inédites en anthropologie politique. Son enquête devient une narration vivante où nous apprenons à circuler à travers les lotissements vides et les villas emmurées de Riyad.

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