Grandeur et disgrâce de Mécislas Golberg

Mécislas Golberg est mort de la tuberculose en 1907, à l’âge de 37 ans. De cet écrivain, André Gide a brossé un portrait condescendant : « Un réfugié polonais, je crois, d’origine douteuse, de confession incertaine (Juif sans doute), un étrange bohème d’aspect famélique, une sorte d’illuminé de grande intelligence, d’un don littéraire indéniable. » Antoine Bourdelle a sculpté son buste, que l’on peut encore  observer à Montparnasse. Apollinaire le voyait en mécène : « Il protège les poètes et les artistes mieux que beaucoup d’amateurs millionnaires et de ministres éclairés. » Bref, un écrivain oublié de la Belle Époque, que Catherine Coquio nous fait découvrir, en éditant son autoportrait dans un livre-montage de textes, lettres et longues notes de fin de volume. Impressionnant.


Mécislas Golberg, Disgrâce couronnée d’épines. Préface de Catherine Coquio. Pontcerq, 290 p., 16 €


Mécislas Golberg, Disgrâce couronnée d’épines

Portrait de Mécislas Golberg par Antoine Bourdelle

Il était anarchiste. Pas un de ces poseurs de bombes dont Enzensberger a fait des « rêveurs d’absolu » ni un anarchosyndicaliste. Simplement un esprit libre et indépendant. Hostile à l’embrigadement et aux martyrologies. La bienséance de son époque en a fait, malgré lui, une « figure mythique du paria ». Dans son journal, Sur le trimard, Mécislas Golberg exhortait les chômeurs et les « gueux de la pensée » à se réunir, « à créer la force politique de demain », « sans-travailliste » et « anti-collectiviste ». Né sujet de l’empire russe, dans une famille juive polonaise assimilée, il était venu en France, à l’âge de 22 ans, après de brèves études de médecine à Genève (1891). Amoureux fasciné de Paris et de sa modernité – les trains, le métro, la bohème littéraire –, trimardeur dans l’âme, la tête bourrée de projets, il refusait de s’attacher à un quelconque patron. Deux fois expulsé de France pour ses activités, surveillé par la police, il s’engagea dans la défense d’Alfred Dreyfus aux côtés de l’anarchiste et journaliste Bernard Lazare, et, de son exil à Bruxelles, il devint la cheville ouvrière du Livre d’hommage des lettres françaises à Émile Zola. Auteur d’une « œuvre protéiforme », il a écrit des articles, des essais, de long poèmes dont un « extraordinaire » Lazare le ressuscité, nous dit Coquio ; il a fondé des revues, aimait et rassemblait poètes et peintres (notamment Apollinaire et Matisse), buvait et vivait la nuit, mangeait quand il avait le temps, fit un peu de prison, entreprit mille choses, séjourna à Londres (où il contracta la tuberculose en 1897). Il vivait sans revenus fixes.

De son temps, la tuberculose était un fléau dont le bacille venait d’être isolé par le docteur Robert Koch qui lui a donné son nom (1882). Le pneumothorax, traitement très douloureux infligé deux fois à Golberg, mis au point en 1894, ne faisait que freiner l’évolution de la maladie. Le premier antibiotique efficace (la streptomycine) ne fut mis au point qu’en 1940. Jusque-là, la maladie était jugée incurable et l’on craignait la contagion à juste titre, sans vraiment la contenir. Golberg aimait la vie. Il a vécu les premières années de sa maladie en la tenant à distance, puis, à partir d’une crise décisive en 1905, les douleurs ont pris le dessus : « La souffrance diminue la résistance que l’homme oppose au monde extérieur. » Amaigri, pris de fièvres délirantes, il est devenu un être encore plus gênant : « Ma toux et ma figure effrayaient les braves gens. Je rencontrais peu de pitié. Ce que j’ai eu à constater, c’était une sourde colère de ces êtres mieux portants que mon aspect gênait. » Il était devenu « l’outlaw – le hors-la-loi pour qui les vulgaires lois de la pitié n’avaient plus de sens ». C’est lui qui le dit dans son dernier texte rédigé en 1905-1907, les années de son agonie, texte qui ouvre ce volume : Disgrâce couronnée d’épines. C’est la première édition intégrale.

Mécislas Golberg, Disgrâce couronnée d’épines

Malade, mourant, Golberg demeure Golberg. Il raille le pathétique de son siècle : « Les braves gens pensent que la certitude du néant prochain rend profond le cœur et élève l’âme. Douce illusion ! » La tuberculose était, selon la formule de Susan Sontag [1], la « maladie métaphore » du XIXe siècle, la maladie romantique par excellence, à la fois « image de la malédiction » et « emblème du raffinement ». Golberg rejette ce culte morbide de la phtisie qui traine dans la littérature de son temps. « Pestiféré moderne », il décrit son corps ou les angoisses de ses voisins dans son sana mouroir à Fontainebleau-Avon, sans céder aux belles descriptions du « mal redouté » qui « purifie la mort » (Dickens). Il s’adresse à sa douleur : « Tu t’effeuilles au contact de l’homme. Toi aussi tu deviens rude, disgracieuse. Couronnée d’épines, bénie par des âmes pieuses, aimée par la bonté, tu es vulgaire comme l’est l’âme humaine. » C’est clair ! Il nous renvoie le regard de ses proches : « Le médecin n’ose plus venir chez ce condamné à mort » ; « les parents n’osent s’approcher. Les délicats fuient. Seule reste ‘’l’infirmière’’ qui peste contre la longue agonie et bouscule ‘’l’abruti’’ qui exprès se salit, qui exprès crache où il ne faut pas… qui exprès pour l’embêter ne meurt pas… ».

Ce ton et cette vérité rompent avec la « métaphore » du siècle, et donnent un sens nouveau à ce Journal conçu comme une œuvre littéraire. Pour son auteur, nous dit Catherine Coquio, écrire « c’est aussi faire œuvre de connaissance. […] Il tâche de faire de sa vie restante un matériau d’investigation et un lieu de lutte pour la dernière fois. […] Se regardant mourir, Golberg essaie d’éclairer cette vie étrangère à la vie autant qu’à la mort, cet entre-deux où se crée une solitude nouvelle ». Il nous dit : « Les mourants savent que l’heure n’est pas loin, mais il y a tout un monde entre eux et les vivants. L’agonisant n’ose le franchir, de peur que sa pauvre âme n’affronte la brutale puissance de la vie. » Il n’écrit pas de simples notes pour témoigner ; son acte est créateur, il résiste, se bat. Il ne se contemple pas, il est en « état de guerre », souligne-t-il dans une lettre à un ami. Et ses combats se déploient : contre les regards des autres, on l’a vu ; contre les médecins cyniques – « d’où sort-elle cette médecine de fauves ? » ; contre l’institution, le sanatorium. Il préfigure la revendication des malades, si présente aujourd’hui, d’accéder à la connaissance de leur maladie. Il nous demande d’écouter le mourant : « Ô vivants ! Il n’a pas perdu conscience. Il lui répugne de mettre son mal en évidence. Mais aussitôt qu’il l’exprime par la parole, les mots se brouillent, les images changent, il a l’air de déménager tandis que tout simplement il parle le langage des mourants, que les vivants ne comprennent plus. Son oreille est fine, son regard saisit tout. Méfiez vous des mourants qui divaguent. » Pour les comprendre, il faut cesser les « condescendances ».

Parallèlement, Mécislas Golberg a poursuivi son œuvre de critique en rédigeant un « remarquable traité d’esthétique » à partir des dessins à l’encre de son ami André Rouveyre, caricaturiste (et futur romancier baroque), un traité « inclassable », précise Coquio, « où s’entremêlaient un propos précis sur l’art moderne et une méditation sur les corps désirants et mortels », La morale des lignes, le dernier paru du vivant de son auteur en 1907 (réédité aux éditions Allia, 2017). Rouveyre fut un des rares à lui rendre visite jusqu’à la fin, l’aidant et le soutenant matériellement. Il dessina un ensemble d’images acérées du mourant, agonisant dans ses draps blancs d’hôpital, des Carcasses divines (1907), et un « beau portrait » du vivant. Golberg lui écrit un mot de remerciement : « C’est plus qu’un dessin. C’est un geste de drame. » Légèrement ironique, il retient ce détail : « Il y a une belle vie nerveuse dans la main crispée qui en quelques traits émerge de la draperie. » Un petit signe de vie quand la mort gagne…

Mécislas Golberg, Disgrâce couronnée d’épines

Golberg par Rouveyre © Pontcerq

Rouveyre s’est remis au sujet beaucoup plus tard, en 1922, en publiant un bel essai dans le Mercure de France. C’est un texte étrange, curieusement intitulé « Dans la contagion de Mécislas Golberg », qui parfois met le lecteur mal à l’aise. Il s’ouvre sur une amicale évocation de leurs premières rencontres, du temps où Golberg brillait « par sa naturelle improvisation, facile, claire, lyrique et souriante », quand il agitait les bas-fonds du monde « à gesticuler avec des vociférations et des ricanements blasphématoires, dans les cafés et les bars, soûlant des gaillardes et des amis, et se soûlant ». Il en fait le héros du risque : « Il lui fallait, fût-ce dans la souffrance corporelle, la preuve palpable, douloureuse, matérielle, de chacun des éclats de son brûlant esprit, toujours, de volonté et de fait, front à front avec la mort. » Là, une incompréhension semble s’installer entre les deux hommes, entre le grand bourgeois qu’est devenu Rouveyre et le moribond. Le premier regrette le « besoin immense » du second « de communier et de dominer par la séduction », de tromper sa « sensibilité bénévole ». Il confie « le mécanisme physique » qui déclenche son « aversion », et se demande : « Pourquoi cette quête que l’on sent partout, ce côté lamentable dont on voudrait, hélas, ne pas découvrir les origines dans le sentiment qu’il a de l’injustice de son sort, comparé à sa valeur indéniable ? » Il lui reproche « un manque de cohésion logique naturelle », il voit en lui un « génie sans aplomb ». En fait, il ne saisit pas le sens qu’il a voulu donner à sa mort.

Le texte éprouvant de Golberg, les lettres et les éléments fournis par son éditrice, brossent un portrait hallucinant. Ils nous font penser aux derniers livres d’Hervé Guibert, ceux du début des années 1990, quand la tuberculose était remplacée par le sida, maladie mortelle, touchant les jeunes générations, que l’on ne savait pas encore soigner. L’approche de la mort y est traitée avec la même franchise, des descriptions des corps que l’on disait indécentes, et une égale demande d’être entendu comme malade. Avec cependant une institution et des médecins plus attentifs. Dans les deux cas, il y a une volonté de transmettre par la littérature, « l’étonnement et la douleur, la rage et la tristesse d’un homme de trente-cinq ans dans lequel s’est greffé le corps d’un vieillard » (Guibert). Chez Golberg cette « rage » est plus rude, elle prend une dimension politique autant qu’artistique. L’approche de la mort n’est pas seulement un sujet littéraire, c’est l’objet d’un combat auquel il demande que les survivants soient attentifs. Guibert meurt un siècle plus tard, quand le malade est vu différemment. Entendre les mourants a permis des soins palliatifs et des protocoles compassionnels. Golberg n’a eu que la morphine, et le rejet des bien-portants. Du « sentier de la mort » il nous a envoyé un message supplémentaire : « la mort me prend tout ce dont ma malheureuse âme a besoin pour se leurrer, pour permettre à la volonté de durer… »


  1. Susan Sontag, La maladie comme métaphore, trad. Marie-France de Paloméra, éditions Christian Bourgois, 1993, p. 95.

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