Incarner les fantômes

Créé au Théâtre Vidy-Lausanne, présenté au cours d’une longue tournée, le spectacle de Christophe Honoré, Les Idoles, est actuellement à l’affiche de l’Odéon. Il incarne les fantômes de six artistes emportés par le sida à la fin du siècle dernier. 


Christophe Honoré, Les Idoles. Odéon-Théâtre de l’Europe, jusqu’au 1er février. Tournée jusqu’au 15 février.


« Incarner les fantômes » : tel était un des rôles qu’Antoine Vitez assignait au théâtre, à propos du spectre du père, dans sa mise en scène d’Hamlet. « Incarner les fantômes » :  tel est le projet de Christophe Honoré qui redonne vie, dans son spectacle, à six des innombrables victimes du sida, maladie incurable dans la pire période de l’épidémie.

Christophe Honoré (né en 1970), auteur, metteur en scène de cinéma, de théâtre, d’opéra, a donné récemment un tour autobiographique à son œuvre. Dans Plaire, aimer et courir vite, film présenté en compétition officielle au Festival de Cannes 2018, il choisit comme protagoniste un jeune Breton, étudiant à Rennes, amoureux d’un écrivain atteint du sida. Dans Ton père (Mercure de France, 2017), « autoportrait romancé », destiné à sa fille, il se rappelle les aspirations du lycéen de Carhaix, son désir de quitter sa province natale et son milieu social, de fuir la domination et l’homophobie paternelles : « j’aimerais m’échapper d’ici, qu’on me laisse partir à Paris, faire ma vie. »

Dans le dernier chapitre de Ton père, Christophe Honoré raconte un aller-retour dans la capitale, sa découverte au Centre Pompidou, d’une chorégraphie, sur une chanson des Doors, When the music is over, peu après la disparition de son auteur, Dominique Bagouet : Jours étranges.  Il énumère alors d’autres morts du sida, connus,  dont les photos sont reproduites dans le livre. Alors qu’il se sentait « incapable de les faire revivre au travers du corps de ses comédiens » au cinéma, il y parvient dans Les Idoles. En ouverture du spectacle, il fait entendre la même évocation de la chorégraphie, le texte de Ton père, légèrement modifié, par une prise de parole enregistrée : « j’aimerais évoquer ces jours étranges. Comment durant quelques années, ceux que j’avais choisis comme modèle pour ma vie, mes amours, mes idées se rangèrent tous du côté de la mort. Comment le sida brûla mes idoles. Je n’ai plus 20 ans et j’aimerais faire un spectacle qui raconte le manque, mais qui espère aussi transmettre. Un spectacle pour répondre à la question : comment danse-t-on après ? »

En réponse à cette interrogation, Christophe Honoré ouvre la représentation par une sorte de chorégraphie. Il place ainsi pleinement Les Idoles sous le signe de la théâtralité, parfois d’une comédie musicale, non d’une commémoration funèbre. La distribution semble à cet égard significative : Youssouf Abi-Ayad (Bernard-Marie Koltès), Harrison Arévalo (Cyril Collard), Jean-Charles Clichet (Serge Daney), Julien Honoré (Jean-Luc Lagarce) n’ont manifestement pas été choisis pour une quelconque ressemblance avec les disparus. Deux des six hommes sont même incarnés par des femmes : Hervé Guibert par une actrice très connue, Marina Foïs, Jacques Demy par une autre qui l’est moins, Marlène Saldana, la révélation du spectacle. Seule la belle et sombre scénographie d’Alban Ho Van pourrait aussi bien évoquer une descente chez les morts que certains lieux de drague homosexuelle.

Christophe Honoré, Les Idoles

© Jean-Louis Fernandez

Les trois écrivains, les deux cinéastes, le critique qui a fait de sa pratique un art, morts à des âges différents, mais tous entre 1989 et 1994, deviennent soudain  nos contemporains. Par exemple, Jean-Luc Lagarce, lecteur assidu de Renaud Camus, qui écrivait dans son Journal à propos d’Esthétique de la solitude : « on ne saurait rêver plus juste cadeau », découvre la théorie du « grand remplacement » et une évolution politique stupéfiante. Jacques Demy évoque le dévoilement de sa maladie, par sa compagne Agnès Varda, dans le magazine Têtu  en 2008. À d’autres moments, certains reviennent à l’actualité de leur époque. Serge Daney rappelle l’acteur américain Rock Hudson, la panique consécutive à la révélation de son mal, la nécrologie qu’il avait écrite dans Libération : « à sa mort, nous avons mesuré à quel point, sans y avoir jamais prêté attention, nous aimions Rock Hudson ».  Cyril Collard se souvient de la sortie de son film, Les Nuits fauves, et de son accueil. Bernard-Marie Koltès évoque sa collaboration avec Patrice Chéreau, le choix de séparer sa vie privée de son écriture, puis sa métamorphose posthume en « prince, le théâtre français en personne ».

Ils ne se connaissaient peut-être pas. Tous sont réunis. Ils dialoguent, s’interpellent, se draguent, font des plaisanteries : « et toi, t’étais la promo de Freddie Mercury ? Non, la promo d’Anthony Perkins », pratiquent l’humour noir, comme Hervé Guibert : « autrefois on me disait : »Vous avez de jolis yeux » ou « tu as une belle bite » ; maintenant les infirmières me disent : « Vous avez de belle veines » » (Cytomégalovirus, Journal d’hospitalisation, Le Seuil, 1992). Seul Jacques Demy reste souvent à l’écart, enfermé dans le choix du silence. Mais son interprète, Marlène Saldana, sait concilier ce retrait avec une extraordinaire présence. Elle masque ses rondeurs sous une cape dorée pour imiter Elizabeth Taylor et son engagement militant, les exhibe pour faire des crêpes en guêpière noire ou, nue sous son manteau de fourrure, pour chanter et danser un air de Michel Legrand dans Les Demoiselles de Rochefort. Cette performance sera saluée par des applaudissements, en pleine représentation, le soir de la première à l’Odéon ! La musique est très présente : Bernard-Marie Koltès chante I’ wanna love you de Bob Marley et parodie John Travolta dans La Fièvre du samedi soir.

La chanson n’apporte pas toujours de la légèreté ; celle de Françoise Hardy, « et si je m’en vais avant toi », accompagne la sortie d’Hervé Guibert hors de l’hôpital de La Salpétrière à la mort de Muzil/Foucault. Ce long extrait de À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie (Gallimard, 1990), dit par Marina Foïs, dans une émotion contenue, est un moment très fort, et très dérangeant, du spectacle. Les dernières semaines du philosophe, ainsi racontées par un ami proche, se prêtent mieux à une lecture silencieuse qu’à une écoute en public, avec en arrière-plan une grande photo de Michel Foucault. La réalité de la maladie reste peu présente, si ce n’est au moment où les six, dispersés sur le plateau, accroupis sur des cuvettes en plastique, rappellent un des symptômes les plus éprouvants. Elle se révèle surtout dans le très beau texte de Jean-Luc Lagarce, sur la dernière nuit avec son compagnon G. dans le récit « Le Bain » (Trois récits, Les Solitaires intempestifs, 2001), Gary dans le Journal II  (Les Solitaires intempestifs, 2008), dit par Julien Honoré face au public.

Le recours au micro varie, parfois ostensible, parfois discret, lors d’échanges comme informels. Dans le programme du spectacle, Christophe Honoré explique l’élaboration du texte, amorcée à partir d’improvisations : « un livret se compose peu à peu. Il tisse des paroles inventées par les comédiens, des extraits d’œuvre originales et ma propre écriture, qui tente non pas de lisser l’ensemble, mais au contraire qui s’obstine à faire advenir une langue impure, tremblante et je l’espère vivace. Il faut être à la hauteur de l’impermanence de la création qui est en train de se jouer. Ne jamais figer, toujours envisager l’inachèvement comme une force et non comme une faiblesse. Tenter que le texte soit le lieu d’une vie revécue. » Le processus ainsi défendu ne convainc pas également dans son résultat. Il conduit parfois à une complicité entre les partenaires au détriment du partage avec les spectateurs. Il peut produire une impression de longueur superflue, même lors de débats aussi cruciaux, à l’époque, que le choix ou non du secret. Il étire la représentation jusqu’à plus de deux heures et demie (sans entracte). Mais l’accueil triomphal lors de la première à l’Odéon donne des scrupules à émettre quelques réserves. Il ne peut que toucher aussi bien ceux qui ont vécu cette période que les autres.


À la mémoire de mes amis en allés : Bernard, Denis, Giovanni, Bernard, Jean-Louis, Jacques (1988- 1995).

Tous les articles du numéro 71 d’En attendant Nadeau