Le titre de ce nouveau roman de Philippe Sollers provient d’une « archive » familiale : le voilier de son arrière-grand-père s’appelait Le Nouveau ; il n’en reste rien, sauf, dans le fond du jardin de la résidence d’été de l’écrivain, au Martray (sur l’île de Ré), une barque, l’annexe dudit bateau, sur laquelle on ne voit plus que les inscriptions suivantes: « LE NO ». Ajoutez à cela une photo de l’épouse de cet aïeul navigateur : Edna, d’ascendance irlandaise, et vous avez le roman : Philippe Sollers à la recherche du nouveau dans le temps.
Philippe Sollers, Le Nouveau. Gallimard, 144 p., 14 €
A-t-on suffisamment remarqué combien les épigraphes des livres de Philippe Sollers annoncent, presque chaque fois, la couleur locale du roman sollersien nouveau ? On se souvient de celle qui ouvrait L’étoile des amants, tirée de l’Odyssée : « À ces mots, Athéna dispersa les nuées : le pays apparut. » Et c’était alors une île de Ré très cosmique (elle s’éloigne du continent – mais chut !) qui était peinte par petites touches rapides : « Pas de rocher ni de cascade, chez nous, pas de tourbillons verticaux, rien que le roulement de l’océan, là, à droite. » Et puis : « Les étoiles, les oiseaux, l’air, les mots : c’est notre voyage. » Ici, Hölderlin annonce la modulation à venir : « Les jours se mêlent dans un ordre plus audacieux. » Sollers va encore osciller autour de ses thèmes et artistes de prédilection ; mais la composition sera nouvelle. Par exemple, très souvent, le dernier mot d’un chapitre annoncera le titre du suivant.
Répétitifs, les romans de Sollers (ce qu’on entend de plus en plus souvent en société) ? Oui. (Mais nombreux sont les très grands artistes très répétitifs : voyez Mondrian ou Cézanne ; écoutez Beethoven ou les bandes-son des derniers films de Godard ; lisez Pierre Guyotat, Claude Simon ou Sade…) Mais non ! L’agencement des citations est toujours nouveau, la composition toujours plus surprenante et audacieuse. Le Nouveau est un vieux livre très neuf : les touches envoyées à la face de la Comédie sociale humaine sont plus vives et précises que jamais. Le « mariage pour tous » ? Un mariage « pour personne »… (C’est ce qu’on pense aussi.) « Maman est ultra-féministe : elle déblatère sans arrêt contre les hommes, et trouve injuste que les filles et les femmes n’aient pas été dotées par Dieu d’un organe viril. » (On se souvient que, si on ouvrait le Larousse (2008) à Sollers, Philippe, on trouvait ceci : « Passé d’une écriture d’avant-garde […] à une critique brillante de la société contemporaine… », CQFD.) « On ne tue pas, on touche. » On apprend ici que Sollers doit à un grand-père fameux escrimeur (Louis) cet art de la touche à la plume-fleuret (l’écrivain a d’ailleurs gardé tout un tas de sabres et de fleurets dans un coin de grenier). « Il prend son stylo, c’est-à-dire son fleuret, il cherche et trouve la pointe qui touche. »
Le roman, comme continuation de la guerre par d’autres moyens… Avec cette certitude de fond : « Il n’y a qu’une seule expérience fondamentale à travers le temps. Formes différentes, noms différents, mais une même chose. Et c’est là, précisément, le roman [1]. » Il s’agit de préserver « le monde ancien pour le rendre d’autant plus nouveau ». Comme la musique (rien de plus nouveau, par exemple, que d’écouter-voir René Jacobs diriger très récemment le « vieil » oratorio d’Alessandro Scarlatti, Il Primo Omicidio, à l’Opéra Garnier de Paris, sur instruments anciens), la littérature : Rimbaud rendu plus shakespearien que jamais par prélèvements diaboliques à la seringue-Sollers : « la rumeur des écluses couvre mes pas » ; « ou bien : « dans la futaie violette, bourgeonnante » ; ou encore : « la sorcière qui allume sa braise dans le pot de terre ». (J’avoue ici que je n’ai reconnu aucun passage des Illuminations…) Mais aussi : « Rien de plus nouveau que Proust, aujourd’hui encore. » Je ne vous ferai pas l’injure d’y prélever un petit pan de phrase pour prouver ce dire sollersien…
« Pour savoir écrire il faut avoir lu, et pour savoir lire il faut savoir vivre. » Toute l’œuvre sollersienne est une démonstration en acte de cette formule de Guy Debord : mieux vous aurez vécu, et mieux vous serez capables de goûter l’« être-là » des touches de plume de Sollers ; plus votre vie sera minable, et moins, etc. Tout s’éclaire, tout s’explique. Littérature pour happy few ? Voire… On comprend mieux, alors, pourquoi Sollers, très souvent, excita la jalousie : trop de succès, pas assez de malheur, etc. ; là, avec Le Nouveau, cette mauvaise réputation (il s’agit souvent d’une véritable rumination à son égard) risque de s’aggraver, puisqu’il semble s’y identifier carrément à un nouveau dieu, qu’il nomme « l’extrême » : « Le dieu nouveau ne dit jamais “nous”, ne s’adresse à aucune communauté particulière, ne parle pas de sauver le monde ou l’humanité, et autres vieilles recettes. Comme c’est un dieu extrême, il choisit uniquement des singularités. » Diable ! Sollers, après s’être dépeint dans Médium en vieille tortue multicentenaire à la carapace recouverte d’étranges idéogrammes, se prend carrément pour le nouveau dieu incarné ? Parfait, qui plus est, puisque n’entrant « jamais en conflit avec les dieux qui l’ont précédé, puisqu’il les comprend tous ». Le bouquet, c’est que ce dieu nouveau est lui aussi trinitaire : un bateau, une épée, un stylo. On comprend vite que ce dieu est celui du kairos, de l’instant formidable, de « l’être-là » : « Le dieu ou la déesse s’appelle là », et que Sollers n’en est qu’un fidèle serviteur. (Ouf !) « Être là, simplement là, était ma préoccupation constante. Ma boussole était d’être là. » « En plein Paris, au sixième étage [le narrateur y habite très certainement], même effet sur cette lame de parquet qui brille : le dieu est là. »
Il ne s’agit pas d’être ou de ne pas être – vaste blague –, mais d’« être, oui, à tout prix, en personne, là ». Chacun pourra alors être son propre dieu : « connais-toi toi-même », et « tu aimeras ton prochain comme toi-même » (et non l’inverse). Pour servir ce nouveau dieu, il suffit de papier blanc (pas d’écran qui justement ferait écran) et d’encre (bleue) : « Son autel est une feuille de papier blanc, son huile sacrée de l’encre bleue, sa cérémonie clandestine le souffle. » Avec Dziga Vertov, on avait connu le cinéma sans acteur, sans scénario, sans décor, sans drame, sans intertitres, sans musique, sans studio – et c’était L’Homme à la caméra ; avec Sollers, qui décide de fonder un nouveau théâtre, LE NOUVEAU, on connaîtra désormais un « théâtre sans salle, sans acteurs, sans déclamations, sans public ». Sa méthode ? « Tout s’y déroule en silence, à l’écoute de la percussion des mots. » En vérité, « c’est en jouant soi-même dans la pièce qu’on l’entend et qu’on la comprend ». Une histoire d’oreille interne et de souffle…
Dans le film de la série « Écrivains de notre temps » que André S. Labarthe lui consacra, Sollers, l’isolé absolu, on apprenait que l’écrivain avait une aïeule irlandaise ; il nous montrait une photo d’elle accrochée dans sa maison du Martray, nous disant qu’il lui faudrait faire des recherches. Le Nouveau est (en partie) l’histoire de cette recherche. Elle est retrouvée ! Quoi ? La belle Irlandaise ! C’est Edna, « une jolie petite femme brune, vive, posée, énergique », qui épousa Henri, l’arrière-grand-père de Sollers, navigateur chevronné… et heureux propriétaire d’un voilier fort à propos nommé Le Nouveau. Cette rêverie autour d’une île rebelle, l’Irlande, permet à l’imagination de Sollers de se piquer d’un autoportrait de l’artiste en jeunes femmes : « Pauvre Edna, pauvre Léna, de plus en plus déplacées en ce monde, mais surmontant tous les obstacles par un surcroît d’ironie. » Plus personne ne comprend l’ironie sollersienne ? Pas grave ! Elle se comprend d’elle-même, en attendant de futurs navigateurs curieux… « On n’espère rien, on navigue » : « Le descendant de Henri et de Louis […] va se considérer comme un navigateur sur l’océan de la vie ». Il est entendu que « vivre n’est pas nécessaire », mais que « naviguer l’est » : on est (on naît ?) un voyageur du temps, ou pas…
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Philippe Sollers, L’étoile des amants, Gallimard, 2002.