C’est une véritable somme – presque au sens propre – que nous propose ici le philosophe Bernard Stiegler. Agrégeant trois ouvrages publiés en 1994, 1996 et 2001 chez un autre éditeur (Galilée), et y ajoutant une postface d’une trentaine de pages (intitulée « Le nouveau conflit des facultés et des fonctions dans l’Anthropocène »), le philosophe se relie et se relit, en quelque sorte.
Bernard Stiegler, La technique et le temps. 1. La faute d’Épiméthée ― 2. La désorientation ― 3. Le temps du cinéma et la question du mal-être suivi de Le nouveau conflit des facultés et des fonctions dans l’Anthropocène. Fayard, 970 p., 45 €
Comment résumer ce travail foisonnant, difficile d’accès, parfois répétitif ? La philosophie grecque se serait construite en laissant de côté la tekhnè ; depuis ce départ bancal, la philosophie entière s’est constituée en un savoir excluant toute référence aux moyens, considérés comme auxiliaires. Partant de ce postulat, assez radical et discutable, Stiegler propose, dans cette trilogie et dans son œuvre en général, d’inverser ce supposé paradigme, en proposant le paradigme contraire, tout aussi radical et discutable : au contraire de ce qu’auraient pensé les Grecs, la technique serait constitutive de l’homme, ce serait un objet majeur d’anthropologie ; plus encore, elle serait le seul élément distinctif de l’humain – on ne pourrait analyser celui-ci qu’à travers la clef de la technique, ses moyens et leurs fins. L’homme n’aurait d’essence que par l’artifice ; il serait essentiellement secondaire, défini par ce qu’il s’adjoint. Plus encore, ce paradigme est rétro-projeté dans le passé et projeté dans le futur : il s’agirait « d’appréhender la technique comme horizon de toute possibilité à venir et de toute possibilité d’avenir » – c’est l’objet de ces ouvrages.
Une telle approche est fort ambitieuse, et totalement autoporteuse, avec les inconvénients liés à ce type de système de pensée : laissant de côté ceux qui n’adhèrent pas totalement au premier postulat, et moins encore au postulat inverse, elle ne supporte guère la contradiction, la disputatio, et avec elle toute construction de connaissance ; elle en vient à fonctionner de manière fermée voire autarcique, en un cercle d’initiés et de disciples. Elle laisse aussi de côté ceux qui ne comprennent pas le raisonnement ni le langage utilisés – ce qu’Anouk Barberousse et Philippe Huneman ont noté à propos d’un autre philosophe français : « Ce n’est pas possible de critiquer le non-sens en montrant les faussetés véhiculées par les arguments, puisqu’on ne comprend justement pas les arguments. » Enfin, cette approche passe sous silence des éléments d’analyse pourtant fort concrets qui n’entrent pas dans le paradigme : comme cela a déjà été souligné, il n’y a aucune prise en considération par Stiegler du fait de pouvoir ou du fait social – par exemple des inégalités sociales ; il a au contraire un discours souvent élitaire (par exemple, quand il s’adresse « au public qui lit »).
Ces aspects problématiques sont accentués par d’autres éléments déroutants de forme et de style : jargon, analogies et utilisation étirée de termes scientifiques, références constantes et constamment identiques à certains philosophes. Les analogies scientifiques jouent un rôle de légitimation du discours par la science et l’histoire des sciences, ainsi que par la référence à des scientifiques prestigieux : par exemple Schrödinger et la néguentropie ; ou encore l’« espace des phases tendanciellement hamiltonien », faisant référence au mathématicien irlandais William Hamilton (1805-1865). La notion d’entropie, déjà utilisée avec un ressort élastique étiré, est parfois transformée en anthropie – mot qui n’existe pas, et qui ne signifie rien, si on prend le temps d’y réfléchir ; il en va de même du néologisme néguanthropie (p. 866). La dérivation des termes, à la Derrida (différence/différance) est constante, et de manière peu définie, sinon polysémique : penser/panser, entropie/anthropie, entropocène/néguanthropocène (ex. « panser le saut depuis l’Entropocène dans le Néguanthropocène »).
Ce monde de pensée relativement fermé se traduit aussi par une référence permanente aux mêmes penseurs, tels Heidegger (154 occurrences, plus 98 pour le Dasein), Leroi-Gourhan et Simondon (le philosophe Bernard Aspe a montré certaines limites de l’utilisation par Stiegler de la pensée de Simondon). Le lecteur de Stiegler est invité à considérer les penseurs qui le précèdent et qu’il mobilise comme n’ayant pas vu ou pu voir ou su voir ou voulu voir certaines des idées énoncées parfois arbitrairement par Stiegler (ainsi Heidegger « ne voit pas […] à travers l’exosomatisation alphabétique, c‘est-à-dire à travers les rétentions tertiaires hypomnésiques littérales »). Il s’agit de relire et de corriger la pensée philosophique passée, à seule fin d’introduire le paradigme stieglérien rappelé ci-dessus.
Cette tendance à faire le lien entre philosophes d’antan, en les corrigeant en passant, est certes fort louable – quoique un peu scolaire. Et, à l’inverse des trois quasi-totems ci-dessus mentionnés, n’apparaissent jamais certains philosophes de la technique, ou auteurs qui se sont intéressés à la technique sans être philosophes : aucune trace d’Ellul, de Charbonneau, de Lefebvre, sans parler de Debord, Vaneigem, Chesneaux – ou des Allemands Anders ou Jonas. Certains d’entre eux ont pourtant élaboré une analyse critique (au sens le plus large du terme) de la technique, plus concrète que ne l’a fait Heidegger, et allant dans le sens de la vision radicale, quasi totalitaire, de Stiegler d’une technique comme seul horizon de l’humain.
Ceci nous amène à une réponse possible à une question que nous nous sommes posée. Pourquoi Stiegler est-il souvent plus intéressant, plus concret, plus proche de son auditeur dans quelques-unes de ses conférences orales et interviews, que dans ses volumineux ouvrages ? Notamment quand il parle de lui, de son parcours, de son initiation à la philosophie en prison. Plus qu’un révolté, Stiegler est sans doute un bon élève, celui qu’il était quand il s’est mis à la philosophie, celui qui écrira la philosophie roborative, héritée de Heidegger, que le lecteur est supposé attendre. Alors que son vécu, son témoignage oral – y compris philosophique – est parfois bien plus convaincant, Stiegler se sent obligé, dans ses ouvrages, de surjouer la philosophie. Comme on a pu comparer les romans de Malraux à une « littérature qui chauffe » (au sens d’un moteur en surrégime, ou tournant à vide), Stiegler c’est de la philosophie qui chauffe.
Une autre série de questions reste pour nous sans réponse à ce jour. Pourquoi Stiegler divise-t-il autant dans la classe intellectuelle (dont la classe académique) qui le lit ou essaie de le lire – certains l’adulant ? À cet égard, quel type de savoir reconstruit-il, comme il le prétend ; et quelle place aura chacun de nous dans ce monde où Stiegler reconstruit la notion de savoir ? Plus globalement, quelle fonction remplit dans notre société l’exposition de sa pensée, quel rôle Stiegler joue-t-il pour ceux qui le lisent, l’écoutent et l’apprécient ? En tout état de cause, il est certain que, depuis au moins cinq ans, il est pris dans la spirale d’une dévoration médiatique – celle-là-même qu’il dénonce. Et que ses ouvrages antérieurs, laissant de côté des pans entiers d’analyse de nos sociétés, ne nous donnent guère de clefs pour sortir du paradigme autoporteur qu’il a construit – qui devient lui aussi, comme par un jeu de miroirs, le seul horizon du lecteur de Stiegler.