Leur livre d’heures

Mon livre d’heures, les mémoires de la romancière brésilienne Nélida Piñon, est autant une autobiographie en morceaux, à l’image des livres liturgiques du Moyen Âge, qu’un récit sympathique autour de plusieurs intellectuels latino-américains de la deuxième moitié du XXe siècle. On y retrouve Bruno Tolentino, Clarice Lispector, Osman Lins, Gabriel García Márquez, Jorge Amado, Lygia Fagundes Telles ainsi que Nélida Piñon elle-même, qui leur a survécu et continue à écrire. La révérence un peu pompeuse envers les traditions et des institutions comme l’Académie brésilienne des lettres est compensée par l’esprit d’amitié et l’espoir dans la littérature porté par ces pages.


Nélida Piñon, Mon livre d’heures. Trad. du portugais (Brésil) par Didier Voïta et Jane Lessa. Des femmes/Antoinette Fouque, 270 p., 18 €


Un pluralisme tonal traverse ces mémoires de Nélida Piñon. Certaines pages propagent des sentiments joyeux, presque enfantins : nous y trouvons par exemple des autoportraits en Nyoka, en Tarzan, en Winnetou, en Ulysse, en Sinbad, qui laissent peu de doutes quant au penchant de Piñon pour l’errance et l’aventure, et pour une forme de candeur qui lui donne du courage dans des moments qui en demandent. C’est le cas par exemple des réunions en 1977 autour du Manifeste des intellectuels, quand Piñon et des écrivains tels que Rubem Fonseca, Lygia Fagundes Telles, Murilo Rubião et d’autres recueillent plus de mille signatures réclamant l’abolition de la censure. Le groupe d’intellectuels prépare un voyage à Brasilia. Piñon, inspirée par Robin des Bois, n’oublie pas de mettre dans son sac un marteau (qu’elle ne cherche pourtant pas à utiliser), en se disant que cette marque cachée d’insoumission serait utile, au moins en imagination, au moment de rencontrer le ministre Armando Falcão.

D’autres pages sont plus mélancoliques. Piñon se rappelle ses visites en compagnie de Clarice Lispector à une cartomancienne, Nadir, dans une banlieue de Rio. Elle se dit surprise de la croyance pleine et entière de Lispector aux prédictions, qui consultait régulièrement Nadir, tandis qu’elle-même avait des réserves et se gardait de ces visites. À l’hôpital São Sebastião, à côté du lit où Lispector allait se faire opérer quelques jours avant sa mort en décembre 1977, Piñon revient sur une immense détresse : le souvenir de l’expression perplexe de Lispector se demandant si la cartomancienne avait prévu cette opération, et préféré ne pas l’annoncer. Dans un autre chapitre, Piñon se rappelle les temps où elle, Lispector et Marly de Oliveira allaient à la maison de campagne de Bruno Tolentino et ramassaient des fruits dans le potager. Ou encore les temps où elle et Tolentino, tous jeunes, déjeunaient des sandwiches chez des amis ou, des années plus tard, discutaient de l’art et de la vie. Le ton devient décidément attristé : « Il consent à clore notre entretien et je célèbre la flamme de ses yeux et nos chers souvenirs. Surtout maintenant que Clarice, Marly et lui nous ont quittés. Je suis l’unique survivante et je pleure. »

Nélida Piñon, Mon livre d’heures

Nélida Piñon © Elisa Cabot

Ailleurs dans le livre, Piñon se souvient d’un dîner entre amis avec García Márquez qui avait reçu deux kilos de caviar comme cadeau de l’ex-président russe Gorbatchev. Le groupe n’arrête pas de rire sans savoir quoi faire avec autant de caviar, et Piñon signale la préférence de García Márquez pour son bouillon de poule. On reste intrigués par les anecdotes d’une personnalité inclassable, aussi solide qu’ouverte à des vrais désaccords, capable de réunir dans les mêmes pages des intellectuels aussi profondément divergents que García Márquez et Tolentino, ou Lispector et elle-même.

La réunion entre amitié et littérature qui émane de ces pages suggère que, contrairement à ce que dit le titre de l’essai d’Osman Lins, Guerre sans témoins, le combat par l’écriture n’est pas toujours solitaire en Amérique latine : « Je nourris des désirs en petit nombre. Comme par exemple celui de retrouver Clarice, Jorge et Zélia, Afrânio, Osman, Scliar et d’autres qui nous ont quittés, et les serrer dans mes bras. Ceux-là ont été des bisons, fiers de lutter pour la liberté du métier littéraire. Et lors de cette hypothétique rencontre, leur proposer de nous saluer ainsi, comme faisaient les cisterciens d’autrefois : morir habemos, ya lo sabemos. » Ainsi avancent ces pages qui peuvent se lire comme des tombeaux dessinés à des intellectuels amis qui ne sont plus. Des points communs les réunissent sans pour autant les ramener au consensus : l’indifférence aux contraintes du marché ou aux horizons dits d’attente ; le refus de la doxa ; et l’espoir dans l’écriture.

Nélida Piñon, Mon livre d’heures

Qu’en est-il réellement ? À côté de ces anecdotes, il y a une autre forme d’affection : celle que Piñon entretient avec les bibliothèques, les traditions, les institutions. On peut être réservés sur la façon mondaine et apparemment irénique qu’a Piñon de présenter son érudition et les transports entre les langues et les cultures, qui nous sont offerts dans quelques pages comme des variantes romanesques, mais non moins touristiques, de l’affabilité d’un guide du Routard version Brésil. Ce fait est encore renforcé par quelques notes de bas de page de la traduction, qui soulignent que Clarice Lispector est une « écrivaine majeure de la littérature brésilienne du XXe siècle » et que le Pernambouc « est l’État dont la capitale est Recife ». On peut se demander si l’excès de diplomatie, qui se relie d’ailleurs à la position institutionnelle de Piñon à l’Académie brésilienne des lettres, ne glisse pas parfois vers le besoin de marques de prestige vides et la complaisance. Piñon ne fait jamais de sa proximité avec le pouvoir un problème ; et passe plus de temps à parler de sa connaissance des auteurs phares de la littérature qu’à élaborer des manières de les lire. Et son projet est profondément civilisateur : il part du présupposé que l’épanouissement de la vie intellectuelle se ferait par l’accumulation passive d’une certaine culture occidentale et par l’adulation envers une certaine origine patrimoniale, qui est bien sûr la Grèce antique. C’est en quoi son projet est plus orienté par une doxa qu’il ne le dit.

Il faudrait faire tout un travail de relecture pour comprendre Mon livre d’heures comme un récit novateur, dans lequel sa romancière ne fait plus de la domination ni de l’inégalité culturelles un obstacle. C’est déjà en quelque sorte le cas : mentalement, la narratrice vit dans le monde où elle veut vivre, où sont autorisés sans effort les voyages dans le temps, entre les cultures, par une Nyoka aventurière, prédatrice (« J’ai soif d’âmes ») et, au moment d’écrire, solitaire. Ainsi, elle passe de Tolentino à García Márquez, d’Homère à Machado de Assis ou à Monteiro Lobato, de Wagner à Villa-Lobos, de Wilgeforte à Frida Kahlo, de New York à Teresina, des Mille et une nuits aux westerns de John Ford et aux super-héroïnes de quelques bandes dessinées, avec aisance, assurance et une immense facilité à manger des âmes : cette lecture alternative peut rendre Mon livre d’heures dangereux et plus intéressant.

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