Trois étages, ce sont trois voix, trois vies et un peu plus, la trame du quotidien qui use les couples, défait les liens, et aussi réveille les blessures. Lesquelles se soignent, cicatrisent, mais pas toujours. Le dernier roman d’Eshkol Nevo est tissé d’émotions diverses ; elles nous parlent ou nous touchent.
Eshkol Nevo, Trois étages. Trad. de l’hébreu par Jean-Luc Allouche. Gallimard, 316 p., 22 €
Ces trois étages sont ceux d’un immeuble à « Bourgeville », banlieue cossue de Tel Aviv. Au premier vivent Arnon et son épouse Ayelet, avec leurs filles, Ofri et Yaëli. Ofri a sept ans et ses parents la confient quelquefois à Herman et Ruth, un couple de retraités qui habitent l’appartement voisin. Ces voisins ont cinq petits-enfants, dont l’ainée, Carine, vit avec sa mère à Paris. Les autres, ils les voient peu et cette absence leur pèse. Herman aime jouer avec Ofri. Et souvent l’accueil qu’il offre avec Ruth à l’enfant soulage les parents, leur offre un répit précieux dans le quotidien.
Mais le comportement affectueux du vieil homme trouble Arnon, qui y voit une certaine ambiguïté. La disparition – très brève – d’Ofri, en compagnie d’Herman, sème plus que le trouble, la désolation. L’arrivée de Carine pour les vacances et son comportement plus qu’équivoque avec Arnon sèment la pagaille. Désolation et pagaille qu’Arnon, pris en étau, confesse à l’un de ses vieux copains d’armée, romancier de son état. On ignore ce que répond cette « oreille » ; celui qui écoute est chargé de trouver un happy end à une affaire qui tourne au plus mal : Arnon a poursuivi de sa colère le vieil Herman, et il s’est laissé aller avec Carine. En somme, il est coincé.
La situation n’est pas bien meilleure au deuxième étage : Hani, mère de famille dépassée par Liri et Nimrod, ses deux jeunes enfants, est surnommée « la veuve ». Elle ne l’est pas mais son mari Assaf est sans cesse en voyage pour ses affaires. Elle ne supporte pas ce quotidien qu’elle vit enfermée chez elle, en ménagère bien occupée. Dans la très longue lettre qu’elle adresse à Néta, elle mêle le récit d’une scolarité brillante dans un établissement d’élite, d’une jeunesse lumineuse, riche de promesses, et le récit de sa vie. Elle a connu la légèreté, le jeu, l’insouciance ; elle subit des enfants qu’elle ne comprend pas et supporte difficilement.
Mais cette lettre raconte aussi l’événement qui fait tout basculer : Eviatar, frère détesté d’Assaf, surgit tout à coup chez elle. Il est traqué par la police, par des truands et par ses ex-clients. Après avoir été le « boss de l’immobilier », il est devenu l’homme le plus recherché du pays, une sorte de Bernard Madoff. Avec elle, et surtout avec les enfants, il accomplit des miracles. Mais il doit de nouveau fuir alors qu’il transformait sa vie de veuve.
La seule vraie veuve de l’immeuble habite le troisième étage : c’est Déborah Edelman. Elle est juge à la retraite. Son récit, sans doute le plus beau, le plus intense du roman, est adressé à Michaël, son défunt mari. Elle utilise, pour lui parler, un vieux répondeur téléphonique oublié dans un tiroir, et chaque message relate une étape de sa nouvelle vie. Ce récit est en effet celui d’une renaissance, le choix d’une autre « ligne de conduite » et, comme elle le dit, « j’obéis à la mienne ».
Son existence a été essentiellement marquée par deux faits : le bonheur qu’elle a connu avec Michaël, juge comme elle, homme droit et bon, attentif et généreux à l’égard des plus faibles – justiciables ou personnel du tribunal – et l’échec douloureux que son époux et elle ont connu avec leur fils Adar. Il a tué, de façon accidentelle, une femme enceinte, s’est retrouvé en prison, a rompu avec ses parents après avoir frappé son père. Il a disparu au terme de son incarcération et nul ne sait où il vit. Il n’est pas venu soutenir sa mère pour la période rituelle qui suit le deuil.
L’immense solitude de Déborah sera d’abord rompue par un événement extérieur : elle s’engage dans le combat social et politique de l’été 2011, afin d’aider les plus jeunes, les plus pauvres, à se loger dans un pays qui oublie ses racines égalitaires. Elle rencontre là Avner Ashdot, ancien du Mossad, veuf de son état, père d’une jeune Assia aussi rebelle que l’a été Adar.
De même qu’on connaît des films à sketches, et la comédie italienne en est riche, ce roman relate trois histoires en apparence distinctes, dont l’enchainement n’est pas fortuit : des liens existent entre elles. On passera rapidement sur le cadre israélien, encore que des allusions aux missiles Kassam ou au Mossad rappellent dans quelle atmosphère on peut s’y sentir. Mais, ici comme partout, la mondialisation produit ses effets et la crainte du pire est devenue universelle. Certains comportements sont en revanche typiques du lieu. Beaucoup d’hommes ressemblent à Arnon, Assaf ou Adar ; plus que dans d’autres contrées du monde, ils sont dans la réaction ou dans l’excès.
Les fréquentes allusions à Freud, le dispositif de parole qui revient dans les trois textes, incitent aussi à un certain type de lecture. Rêves et fantasmes alimentent enfin les récits des divers personnages. Mais partons de la clé que Déborah utilise : « L’Encyclopedia Universalis m’a aidée à me souvenir qu’au premier étage se situent nos pulsions et nos instincts, le Ça. À l’étage du milieu réside le Moi qui tente d’établir un rapport entre nos pulsions et la réalité. Et au troisième, trône sa majesté le Surmoi qui nous rappelle à l’ordre, la mine sévère, et exige que nous prenions en compte l’influence que nos actes exercent sur la société. »
Ces étages freudiens sont peu ou prou ceux du roman. Arnon frappe le pauvre Herman allongé sur son lit d’hôpital, obsédé qu’il est par ce qu’aurait fait le vieil homme. Pris par ses pulsions, il se laisse aussi piéger par Carine, une Lolita assez grossière dans ses façons d’agir. Mais Assaf et Eviatar, qui se haïssent autant que Caïn et Abel, sont prêts à autant de violence. Assaf est le premier à souhaiter que son frère croupisse dans une geôle quelconque. Quant à Hani, « la veuve », qui rêve une vie passée et idéalisée, elle envie son amie Néta, professeure dans une université américaine et sans doute plus libre qu’elle : elle ne cesse de se débattre avec son Moi. Jouer avec sa fille l’ennuie, donner le bain à son fils est un cauchemar. Sa seule force est de pouvoir toucher, étreindre, et Déborah lui en est reconnaissante quand elle se sent serrée dans les bras de sa voisine.
Le surmoi de la juge qu’elle a été, et plus encore celui de son mari, les ont amenés à faire, constamment, le procès de leur fils Adar. Et ce dès l’enfance. Pour quelques sous volés dans le porte-monnaie paternel. Le voyage vers le désert du Néguev, en compagnie d’Avner Ashdot, les retrouvailles avec les enfants, l’aident à dépasser cette limite insensée.
Cette différence entre les étages est également différence de registre ou de ton. Le premier texte est grinçant, noir, cruel. Le deuxième texte a quelque chose de pathétique, par son réalisme ou sa vision à la Maupassant ou à la Tchekhov. Hani passera son temps à attendre, à moins que… La dernière nouvelle bouleverse.
Restent les enfants : ils sont seuls, démunis, mal aimés ou pas aimés. Ils utilisent tous les moyens du bord pour exister. Liri, fille de Hani, se présente tout le temps avec Andréa, son amie imaginaire. Elle ne peut vivre sans cette présence fantomatique. Ofri, fille d’Arnon, ne parvient jamais à raisonner son père, à l’empêcher d’aller trop loin. Adar et Assia ont longtemps été des sauvages, des incontrôlables. Le constat est effrayant et, comme pour l’essentiel de ce qu’on lit dans ce roman, il n’est pas qu’israélien ; il est tristement universel.