Les sorcières, des femmes libres

Le livre de Mona Chollet, journaliste au Monde diplomatique, renouvelle le regard porté sur les différentes figures de sorcières à travers le temps. Elle leur redonne toute leur place dans l’histoire des luttes des femmes et de leur « puissance invaincue ».


Mona Chollet, Sorcières. La puissance invaincue des femmes. Zones, 256 p., 18 €


Qu’est-ce qu’une sorcière ? C’est, répond la citation mise en exergue de l’essai de Mona Chollet, extraite du Manifeste de W. I. T. C. H. (Women’s International Terrorist Conspiracy from Hell) paru en 1968, une femme qui ose « regarder à l’intérieur d’elle-même ». Autrement dit, dans l’optique du mouvement Witch, en mesure de discerner ce qui motive ses choix de vie, de parvenir à distinguer entre ses désirs profonds et ses comportements, acquis et imposés par l’intérêt qu’y trouve une société gouvernée par les hommes.

Ainsi, ce qui semblait à la portée de toutes est en réalité une discipline de chaque instant, qui nécessite des qualités comme le courage, la clairvoyance. Et qui surtout est en elle-même une manière d’insurrection. Les sorcières, ça se brûlait encore il n’y a pas longtemps et, symboliquement, ça se brûle toujours, comme le constate et le démontre Mona Chollet. À qui je suis reconnaissante du choix de cet exergue, de son sous-titre, « La puissance invaincue des femmes », et du dessin de couverture (si elle en est responsable) : une petite fille à l’air coquin, habillée en sorcière, chevauchant un balai : un préambule humoristique, déterminé et optimiste, comme l’est souvent le livre.

Mona Chollet rappelle utilement que les chasses aux sorcières se sont déroulées, non pas dans un prétendu Moyen Âge « dépeint comme une époque reculée et obscurantiste avec laquelle nous n’aurions rien à voir », mais à la Renaissance, et que « l’écrasante majorité des condamnations ont été le fait de cours civiles » peuplées d’érudits et d’hommes de renom dont les écrits haineux, misogynes et racistes (« on parlait du sabbat et de la synagogue des sorcières ») ont été massivement diffusés par la découverte de l’imprimerie ; qu’elles « ont longtemps épargné les classes supérieures », et que, par conséquent, les femmes qui en étaient victimes étaient inaptes à se défendre car peu ou pas du tout instruites ; enfin, que l’Américaine Matilda Joslyn fut la première féministe à écrire, en 1893, sur le sujet.

Mona Chollet, Sorcières. La puissance invaincue des femmes.

Mona Chollet © Mathieu Zazzo

Rappelons de notre côté qu’en France, trente ans auparavant, Jules Michelet avait déjà publié son admirable et terrible livre, La Sorcière, sur l’histoire d’une toute jeune Toulonnaise de milieu modeste, torturée et abusée par un prêtre qui l’accusa de sorcellerie pour échapper à la justice. L’ouvrage fut réédité et abondamment lu dans la France des années 1970 et, si Mona Chollet n’évoque pas Michelet, elle se souvient de la revue Sorcières que dirigeait Xavière Gauthier mais n’en dit guère plus sur une époque dont il serait pourtant urgent de raconter l’énergie positive et les contradictions comme celle-ci, par exemple : les femmes vivaient leur révolution sexuelle pour le plus grand bonheur des hommes dont elles réalisaient, souvent sans en avoir conscience, les fantasmes les plus durs, tout en sachant néanmoins prendre leur distance vis-à-vis du mari et des enfants ; elles étaient « anti-mères », selon une formule d’Armelle Le Bras-Choppard citée par l’autrice, et commençaient à s’indigner de l’image menaçante qu’on leur offrait de leur vieillesse.

Dans la suite de son ouvrage, Mona Chollet revient longuement sur ce dernier sujet et avec juste raison, car les femmes ont toujours du mal à inverser les préjugés, à faire admettre qu’elles peuvent vieillir sans faire appel à la chirurgie esthétique, à la teinture ; que porter ses luttes sur son visage et sur son corps peut être beau, comme chez les hommes (les hommes ne vieillissent pas mieux que les femmes, « ils ont seulement le pouvoir de faire en sorte que cela ne compte pas ») ; qu’aimer à soixante ans et même davantage leur est toujours loisible, etc. Et qu’avouer son âge (ça, c’est moi qui l’ajoute), comme les contemporaines y sont poussées (notamment par le net), est pénalisant puisque vieillir demeure disqualifiant.

Citant Chantal Thomas, Simone de Beauvoir, la poétesse américaine Adrienne Rich ou Virginia Woolf, Mona Chollet développe arguments et points de vue sur le refus de la maternité qui demeure difficile, de nos jours encore, à faire accepter par l’entourage et la société. La raison en est simple : une femme qui préfère renoncer à être mère pour conserver sa liberté sort du rôle qui lui est assigné depuis des siècles. La procréation, stigmatise-t-elle, « est le dernier domaine où, même chez les progressistes, l’argument de “la nature”, dont nous avons appris à nous méfier partout ailleurs, règne en maître ». Une femme qui choisit de ne pas avoir d’enfant « passe pour une bête de cirque ».

Mona Chollet, Sorcières. La puissance invaincue des femmes.

Gravure du W.I.T.C.H Movement

Un des chapitres les plus précieux de cet ouvrage est celui qui est consacré à la manière dont la médecine a traité (soigné ?) et traite encore les femmes. Chacune de nous a vécu des situations comme celles que décrit Mona Chollet : corps dénudé, exposé, transformé en objet par le regard uniquement médical d’un groupe d’hommes attachés seulement à comprendre un mécanisme physiologique ; violences obstétricales, attouchements qui équivalent à des viols et qui en sont parfois carrément ; affections, malaises, maladies, considérés comme des caprices (impossibilité de se faire entendre, d’obtenir que sa parole soit prise au sérieux) ; accouchements plus douloureux que nécessaire, longtemps pas vraiment pris en compte par la recherche médicale…

La tâche pour celles qui sont désireuses non seulement de se faire entendre mais aussi d’analyser, de comprendre et de faire comprendre est immense. Peut-être même ne fait-elle que commencer. Relever ce qui dans l’enseignement, au cinéma et dans la littérature continue à présenter un type de femme traditionnelle, soumise au père, mari, amant, employeurs… comme allant de soi, réécrire l’histoire artistique et en particulier littéraire (je cite souvent ce domaine parce que c’est celui que je connais le mieux) en redonnant aux femmes la place qu’elles ont véritablement occupée, permettrait à celles-ci d’avoir des repères et des figures auxquelles s’identifier, alors qu’elles n’ont encore essentiellement que des modèles masculins… Tout cela sera long mais combien exaltant !

Pour en revenir à la citation initiale, réfléchir, penser par soi-même va très loin. Cela permet d’être méfiant vis-à-vis des idées qui ont cours, celles de ses adversaires comme celles de son clan, sa mouvance, de rester vigilant contre tout type d’emprise, de ne pas s’engager dans une activité qui pourrait consister, si on n’y prend pas garde, à troquer un discours dominant pour un autre. Comme par exemple celui des féministes américaines qui fascinent les Françaises, peut-être les Européennes en général.

Mona Chollet, Sorcières. La puissance invaincue des femmes.

Manifestation du mouvement W.I.T.C.H, années 60 © Odyssey

Pourquoi un tel empressement à adopter les points de vue de nos consœurs d’outre-Atlantique, à ne citer pratiquement que leurs protestations (essais, romans, prises de parole et manifestations), déterminées par un pays si différent par sa culture et son histoire et où, par conséquent, l’analyse du passé, la projection dans le futur ne peuvent que différer profondément des nôtres ? Nous n’avons pas d’équivalent en France des femmes qui peuplèrent les vastes plaines de l’Ouest, ces compagnes des cowboys, aussi conquérantes qu’eux. Mais les États-Unis n’ont pas non plus d’équivalent de notre long passé de femmes tantôt soumises et tantôt triomphantes, dont l’histoire reste à faire. Ce qui nous pénalise, du moins dans les discours (notre pays, notre culture, ne sont-ils pas traités de vieux ?). Nous avons, nous, des siècles à reconsidérer, à réécrire d’un point de vue qui prenne en compte les femmes, qui leur redonne leur vraie place : la reine Margot était une femme intelligente et cultivée, fine politique et pas cette dévergondée qu’on nous propose seulement – pour m’en tenir à cet exemple.

Le livre de Mona Chollet tombe en partie (en partie seulement) dans cette erreur. Ses idées, ses exemples sont très souvent puisés chez des Américaines, même si elle n’oublie pas complètement les nôtres. Pourquoi ne pas citer quelques femmes remarquables, historiennes, philosophes, ethnologues, anthropologues, qui ont nourri notre réflexion et continuent à la nourrir : Michèle Perrot, Françoise Héritier, Geneviève Fraisse, Germaine Tillion, tant d’autres ? Pourquoi ne voir en Descartes que ce que l’on en fait, c’est-à-dire le cliché d’un propagandiste de la raison ? Pourquoi ne pas s’intéresser aux écrits des poètes, des romancières, des essayistes de l’Hexagone ? À leur manière à elles de s’indigner, de protester, moins directement polémique, de ce fait plus subtile ? Parce qu’en France on ne se glorifie, on n’ose se glorifier que de ce qui a franchi les frontières ? Si c’est exact, nous sommes de bien mauvaises propagandistes de nous-mêmes !

Terminons sur cette phrase de Thérèse Clerc (évoquée par Mona Chollet), la fondatrice de la Maison des Babayagas, un centre autogéré pour femmes âgées qui a milité dès 1968 en faveur de l’avortement : « Être sorcière, c’est être subversive à la loi. C’est inventer une autre loi. » Nous voilà prévenues ! Et ajoutons cette remarque superbement dédaigneuse de Virginie Despentes, que je cite de mémoire : « La situation faite aux femmes ? Ce n’est pas leur problème à elles, c’est celui des hommes ».

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