La blessure de Louis Aragon

L’universitaire Nathalie Piégay a signé de nombreux ouvrages sur Louis Aragon. Cette chercheuse tenace a voulu savoir qui était Marguerite Toucas-Massillon, la mère, aimée et fuie, de l’écrivain. Elle apparaît dans son œuvre par intermittences, au fil de détournements et d’allusions que Nathalie Piégay a tâché de repérer, de relier et de compléter.


Nathalie Piégay, Une femme invisible. Éditions du Rocher, 347 pages, 19,90 €


Une femme invisible n’est pas une biographie. L’auteure, Nathalie Piégay, a abandonné sa robe d’universitaire pour endosser une voix plus intime. Elle prend la parole à la première personne. Discrète, elle se met en scène à la recherche d’une femme qui ne fut jamais légitime, ni au regard du droit de la famille, ni au regard du droit de la littérature.

Louis Aragon était le fils naturel de Louis Andrieux et Marguerite Toucas-Massillon. Le premier est un notable bourgeois, anticlérical, père de famille respectable d’un XIXe siècle qui va sombrer avec la Première Guerre mondiale. Il a 57 ans quand il tombe sous le charme de Marguerite Toucas, 24 ans, qui, elle, tombe enceinte. Nathalie Piégay ne s’appesantit pas sur la bourgeoisie sûre d’elle que représente le père. Elle a raison, cette bourgeoisie a dominé, elle domine encore, elle a été peinte maintes fois par les plus grands, avec aménité ou férocité. Elle livre plus d’informations sur la « bourgeoisie aigre et désargentée » de la famille maternelle. Le père de Marguerite, Fernand, a tout largué, femme, enfants, profession, pour Constantinople, « rêve de l’aventurier ordinaire ». Là encore, Nathalie Piégay passe très légèrement sur le rapprochement tentant entre l’absence du père et le choix d’un amant de 33 ans plus âgé que soi.

À la psychanalyse sauvage, elle préfère l’empathie de son corps de femme qui rappelle l’expression de l’époque, « faire passer l’enfant », utilisée en lieu et place d’« avorter », quand on faisait pression sur les futures filles-mères pour éviter qu’elles le deviennent. En creux, elle souligne la force et l’indépendance d’esprit de Marguerite, mais aussi son amour pour Louis Andrieux qu’elle reverra toute sa vie, maîtresse courageuse, obligée de cohabiter avec sa propre mère et de mentir à son fils.

Nathalie Piégay, Une femme invisible

Marguerite Toucas-Massillon et Louis Aragon, vers 1907

Sur le mensonge, l’art du trucage et de l’affabulation, les rapprochements sont également subtils, peu appuyés. Comment ne pas relier la fable racontée à un enfant sur ses parents biologiques qui seraient morts (Blanche et Jean Aragon) et l’œuvre de ce fils qui serait le fruit d’une immaculée conception sans dieu ? Le propos de Nathalie Piégay n’est pas de livrer un nouvel art du roman ni une réflexion intellectuelle et critique sur Aragon, père de Blanche ou l’oubli, du Mentir-Vrai…. Elle lance quelques pistes, souvent au détour d’un paragraphe plus factuel, plus informatif, parfois avec grâce. « Rien n’est vrai, tout est inventé, mais l’enfant est baptisé, écrit-elle après avoir débrouillé les fils de la filiation du bébé Andrieux-Aragon. Il a tôt compris que la vérité n’existe pas, qu’il faut lui préférer l’entre chien et loup de l’invention. D’autres en auraient perdu la raison. Il y a gagné le battement de l’imagination. »

Elle aborde le versant sociologique de l’histoire de Marguerite sans avoir recours au vocabulaire scientifique de cette discipline. Elle est pourtant loin d’éluder le décrochement entre la bourgeoisie qui affiche les apparences et celle qui vit au bord du déclassement, encore moins les malentendus entre mère et fils : la honte d’avoir honte de sa mère, sentiment caché et douloureux chez l’écrivain. C’est le fil rouge de tout ce livre, sans doute celui qui nous a le plus touchée. Une femme invisible est une enquête qui ose s’adresser à la corde purement sensible du lecteur, la plus délicate à émouvoir sans risquer d’être sentimental. L’auteure y parvient, avec quelques failles, quelques faiblesses.

Elle révèle pourtant une belle acuité quand elle imagine le regard de Marguerite sur l’ami de son fils, Drieu La Rochelle : « Il y a une traînée de fatigue dans la voix de Pierre qui vous oblige à vous demander s’il s’intéresse vraiment à vous. Tant de nonchalance déconcerte. » Ou quand elle glisse que Marguerite n’a jamais rencontré l’épouse légitime de son fils, Elsa Triolet. Aragon ne tenait pas à présenter celle-ci à sa mère et séparaient les mondes. Elsa avait « l’injustice des femmes qui ont choisi l’exil. Elle ne va pas s’encombrer de la famille des autres. »

L’extrême sensibilité à la notion de « milieu » peut rendre cruel. Jamais l’auteure ne sous-entend qu’il y aurait une contradiction avec l’engagement politique d’Aragon et son adhésion au Parti. Elle déplace la réflexion dans le champ de la littérature et oppose le grand art du fils et la copie industrielle qui fait vivre sa mère : traductions de policiers, de romances, novellisations, écriture sur commande… En 1934, Louis Aragon publie Les cloches de Bâle, Marguerite Toucas-Massillon traduit Le diable rouge d’Herman Landon. Le parallèle ne suscite nul dédain chez Nathalie Piégay.

Au contraire, elle évoque sa propre histoire familiale et ses tantes qui lisaient Modes et Travaux et des romans à l’eau-de-rose. Elle-même les a lus, enfant, par désœuvrement, par hasard, parce que c’était les vacances, et parce que c’est aussi ainsi que l’on s’initie à la littérature. Il y a là une forme de justice rendue, mais aussi une réflexion sur la notion de classe – au sens social, intellectuel, artistique –, un coup de pied contre la certitude qu’un mur sépare la grande et la petite littérature. Comme si l’une ne se nourrissait pas de l’autre.

Une femme invisible invite à baisser la garde et en rabattre. Il invite aussi à lire Pour expliquer ce que j’étais, un des rares textes posthumes d’Aragon. On y trouve plusieurs pages sur le travail de scribe de sa mère et l’aveu d’un regret, d’une blessure qui engage « le secret de mon cœur », écrit-il.


Cet article a été publié sur Mediapart.

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