Spectres de Mai

Dans Les fantômes de Mai 68, Jacques Kebadian et Jean-Louis Comolli retournent, pour ainsi dire, les images du film Le droit à la parole. Et mettent au jour la beauté sans nom de l’événement.


Jacques Kebadian et Jean-Louis Comolli, Les fantômes de Mai 68. Yellow Now, 80 p., 12 €


Un spectre hante Mai 68 : le spectre de l’image… Et pas n’importe laquelle : la forte, la symbolique, celle que l’on nommera iconique et qui est restée dans toutes les mémoires, quand on ne l’y a pas introduite après coup, comme un joyeux somnifère qui vous donnerait le pouvoir de revivre une époque, les yeux fermés, la conscience tranquille : Dany le Rouge et son miroir de CRS, la belle et bénévole Marianne en Liberté guidant le peuple, les pavés dépravés, les barricades en cascade. N’en jetez plus, l’album est plein ! À moins que. À moins qu’on ne décide de revenir à la racine de l’image, son insondable mystère, son inconsolable mélancolie. C’est ce qu’ont fait Jacques Kebadian et Jean-Louis Comolli dans un petit livre-photogramme, comme on dit livre-programme…

Jacques Kebadian et Jean-Louis Comolli, Les fantômes de Mai 68

À l’origine de ces fantômes de Mai 68, il y a un film tourné par Michel Andrieu et Jacques Kebadian, avec des images du collectif ARC, Le droit à la parole, film qui se trouve ici complètement… détourné, ou plutôt retourné. Images exorbitées, parfois mises en pleine page, parfois mises en pièces, le passé revenant comme détaché de ce qui s’est passé. Et, sous les images, court le texte de Comolli, comme une longue plage de mots incantatoires et fiévreux (se remet-on jamais de la maladie 68 ?) : « Peu à peu, lentement, sûrement, le Temps gomme les images enregistrées sur une pellicule. Les corps deviennent transparents ou gazeux, les lacrymogènes évoquent des bouquets de feux d’artifice en noir et blanc, on entre avec ce qui reste de ces images dans un monde intermédiaire, où l’on voit encore les gestes, les élans arrêtés, les corps tendus s’alléger comme pour un ballet, et Mai, à sa manière, était un grand bal non masqué… »

Regardez. Un homme, anonyme entre tous les anonymes, avance vers nous, on pense qu’il va sortir du cadre, mais non, il descend à l’intérieur de l’image, s’enfonce dans la nuit noire et blanche du temps. La pellicule est devenue comme verticale, la chute, la disparition sont arrêtées, c’est un moment de grâce et d’apesanteur qui se répète tout au long d’un livre qui est d’un seul coup redevenu film, mais autre. Écoutez maintenant : « L’événement, dont tant d’images ont partout circulé, devient énigmatique, illisible, mystérieux, en ceci qu’il rejoint sa généralité la plus grande, non anecdotique, essentielle : postures, gestes interrompus, attitudes suspendues, interruption du temps qui court d’habitude à travers les images et qui, ici figé, montre les mouvements inaccomplis, comme en réserve, en attente. Une bataille de rue est un ballet dans des fumées. »

Jacques Kebadian et Jean-Louis Comolli, Les fantômes de Mai 68

« Chacun [en mai 68] avait quelque chose à dire, parfois à écrire (sur les murs) ; quoi donc ? cela importait peu », écrit Maurice Blanchot dans La communauté inavouable, avant d’ajouter : « Le Dire primait le dit. » D’une certaine manière, dans ce livre d’images et de mots sur les images, le Montrer prime le montré. Simplement, vertigineusement : « Les visages ne sont pas ‟reconnaissables”. Le photogramme abîmé par le temps joue contre la reconnaissance du corps filmé, ou de la chose, reconnaissance qui rend le cinéma rassurant et qui est au fondement de toute prise de vue cinématographique. »

Les fantômes, ces fantômes de Mai 68, sont des revenants, au sens fort du terme. On les voit revenir, on les revoit venir. Ils n’ont toujours pas de nom. Et alors ? Lui, elle, eux sont juste comme ils étaient. Dans les images d’hier. Comme dans celles-ci d’aujourd’hui, qui deviendront celles-là de demain. Tant que revient le Temps.

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