Conrad, la quête du dernier mot

Linda Lê évoque sa découverte de l’œuvre de Joseph Conrad, un écrivain qui « disait vouloir décrire des hommes aux prises avec les forces aveugles de la nature ou décidés à triompher de la brutalité stupide de la foule. »

C’est en tombant par hasard, dans Journal d’un écrivain de Virginia Woolf, sur son jugement acerbe au sujet de Conrad, que je me suis sérieusement attelée à la lecture des œuvres de celui qui, de son propre aveu, ne parlait pas six mots d’anglais en 1876, quand il s’embarqua à bord d’un navire de la Marine marchande britannique. Woolf estimait que, « d’origine étrangère, parlant un anglais défectueux, et marié à une lourdaude », il versait dans le mélodrame. Voilà qui ne manquait pas de condescendance. On s’amuse à imaginer ce que Conrad aurait dit du groupe de Bloomsbury, même si, sans doute, ils se seraient tous retrouvés dans certaines de ses déclarations, telle celle qui tient lieu de profession de foi dans sa préface au Nègre du Narcisse : « Toute œuvre littéraire qui aspire, si humblement soit-il, à la qualité artistique doit justifier son existence à chaque ligne. »

Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres et autres écrits

Fiodor Dostoïevski

J’ai commencé à lire Conrad aussi à un moment où je fréquentais, avec une passion exclusive, les romans de Dostoïevski, et ce ne fut pas une surprise d’apprendre qu’il rejetait l’auteur des Frères Karamazov, lequel représentait à ses yeux les forces des ténèbres, la confusion et l’insanité : « Cela sonne, disait-il des livres du Russe, comme des criailleries féroces, venues des temps préhistoriques. » Il leur préférait ceux de Maupassant et de Flaubert. Il en apprenait par cœur des passages entiers. Et peut-être est-ce de la pratique assidue de leurs œuvres que sont issues des phrases comme celle-ci, extraite d’Au cœur des ténèbres : « Nous vivons comme nous rêvons – seuls. »

Il faut avoir navigué, en rêve, sur le Patna (Lord Jim), sur l’Otago (La ligne d’ombre), sur la Nellie (Au cœur des ténèbres), ou sur le Narcisse, pour avoir une réelle perception de ce que Conrad veut faire sentir, faire voir, faire entendre : « la mélancolie envoûtante de l’existence entre ciel et mer ». Il faut aussi avoir compris que nous avons la trahison dans le sang pour accepter l’assertion conradienne selon laquelle chacun de nous a un ange gardien, mais aussi un diable familier, qui pousse à être un transfuge ou à abandonner ce qui fait la joie du commun des mortels pour, comme lord Jim, « célébrer les cruelles épousailles avec un fantomatique idéal de conduite ».

Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres et autres écrits

Joseph Conrad

Il disait vouloir décrire des hommes aux prises avec les forces aveugles de la nature ou décidés à triompher de la brutalité stupide de la foule. La morale de Conrad déplaisait au groupe de Bloomsbury. Mais ne lui aurait-il pas donné raison s’il l’avait entendu affirmer qu’il lui fallait considérer à la fois la convention cachée dans toute vérité et la sincérité essentielle du mensonge ?

Lire Conrad, c’est, à la façon de lord Jim, « sauter dans les profondeurs d’un abîme éternel » : ses personnages sont souvent résolus à mener un combat pourtant voué à l’échec. Quant à Conrad lui-même, la bataille qu’il livrait avec la langue anglaise est une de ces rudes batailles où il s’était engagé en pensant qu’il fallait apporter un soin extrême à la sonorité des phrases pour redonner vie à ce qu’il appelait des mots usés, effacés par des siècles d’insouciant usage. Claudio Magris a dit de lui que c’est un écrivain classique qui raconte « la dissolution de toute classicité et de toute netteté linéaire en un labyrinthe où tout s’emmêle ». On ne saurait mieux définir en quoi l’œuvre conradienne exerce une telle fascination sur le lecteur qui s’aventure dans son univers : elle parle à ce qui en nous cherche le « dernier mot », le « dernier mot de notre amour, de notre désir, de notre foi, de notre remords, de notre soumission, de notre révolte », ce dernier mot que nous n’avons jamais le temps de dire, rappelle Conrad, et toute sa littérature est née de cette impuissance.


Retrouvez notre dossier consacré à Joseph Conrad en suivant ce lien.

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