Paris, berceau de l’anticolonialisme

Le livre à sa sortie au printemps est passé inaperçu ; œuvre de l’historien de la Freie Universität de Berlin, Michael Goebel, paru en 2015 (Cambridge University Press), Paris, capitale du tiers monde constitue un apport inédit et absolument passionnant à l’histoire mondiale de l’anticolonialisme.


Michael Goebel, Paris, capitale du tiers monde : Comment est née la révolution anticoloniale (1919-1939). Trad. de l’anglais par Pauline Stockman. La Découverte, 447 p., 26 €


En cette année où l’on célèbre en France l’histoire mondiale, voici un appendice des plus précieux. Goebel montre, en se situant dans le champ de l’historiographie postcoloniale et en s’en démarquant à la fois, comment l’expérience de la migration à Paris d’un certain nombre d’intellectuels et d’étudiants issus des peuples colonisés a favorisé voire généré leur engagement anti-impérialiste. C’est la fréquentation de la capitale d’un empire colonial jointe à la rencontre d’autres migrants venus de tous les empires qui aurait développé la conscience nationaliste de chacun. La thèse est limpide et solidement démontrée ; elle réintroduit dans l’histoire politique, depuis quelques années pure science politique, l’histoire sociale : pour l’auteur, la migration vers la métropole n’a pas été la simple reconduction de l’aliénation mais au contraire, dans ce face-à-face avec l’Empire, l’occasion d’une subjectivisation pour parler comme Foucault ; c’est à Paris, entre 1919 et 1939, plus que dans leur territoire que les colonisés ont pris la mesure de l’emprise, c’est là qu’ils ont construit des solidarités et des réseaux régionaux (africains, latino-américains, asiatiques), c’est encore là, dans le ventre du monstre, qu’ils sont devenus républicains et nationalistes. Immense paradoxe: plutôt qu’elle n’a dompté les rebelles, la capitale leur a donné une puissance nouvelle ; elle a produit en quelque sorte de nouvelles identités.

Michael Goebel, Paris, capitale du tiers monde

Dans cette colossale étude, basée sur les dossiers individuels et d’associations étudiantes de la préfecture de Police de Paris, des dossiers de surveillance de la série F7 des Archives nationales et bien sûr de celles de l’outre-mer à Aix (CAROM), Goebel se livre à un jeu de pistes à la fois méthodologiquement stimulant et historiquement très efficace. Il suit des parcours individuels, dessine des cartes, reconstitue des cercles, repère des restaurants où la jeunesse de ce tiers-monde qui n’existait pas encore se réunissait, arpente les rues à la recherche des adresses des uns et des autres. Paris n’est pas le simple décor de cette politisation, mais il en est un des acteurs. Au centre du livre, un magnifique chapitre est ainsi consacré à une revisite du Quartier latin à partir des habitudes de chaque « communauté » et de leurs rencontres : Goebel part de la bibliothèque Sainte-Geneviève où Nguyen Ai Quoc, le futur Hô Chi Minh, se rendait quotidiennement, pour descendre la rue Cujas et son restaurant « Le Pékin », où se réunissent une ou deux fois par semaine des groupes de migrants très éloignés sur la carte du monde mais de la même génération : les leaders du Parti annamite de l’indépendance (PAI) et les anticolonialistes africains et antillais. L’historien nous fait ensuite aller d’une adresse à l’autre et nous fait découvrir ce Paris des « damnés de la terre » pour reprendre une formule de Fanon volontairement anachronique comme l’est « tiers-monde » dans le titre de l’ouvrage. On apprend ainsi qu’en 1930 plus de 800 jeunes Vietnamiens, 270 Nord-Africains (dont la moitié de Tunisiens) et presque un millier de Chinois, venus dans le cadre du programme travail-études sino-français, étudiaient à Paris. Quant à ceux d’« Amérique latine » (le terme est une pure invention parisienne), ils sont plus âgés que les autres migrants, plus riches aussi… Paris fédère les ressortissants des différents pays (Argentine, Uruguay, Cuba, Mexique, Brésil) au sein de l’Association générale des étudiants latino-américains (AGELA) qui alimente la propagation des idées anti-impérialistes.

Car ces étudiants migrants du monde colonisé se regroupent en association qui deviennent vite des organisations politiques jouant un rôle majeur dans la familiarisation de la lutte anti-impérialiste. Ainsi en est-il de l’AEMNA qui devient le vivier de futurs leaders politiques de Tunisie et du Maroc. Goebel rappelle que les étudiants voyagèrent entre Paris et leurs pays d’origine, créant des boucles de rétroaction. Et il formule l’hypothèse que certains soulèvements furent directement le fruit de ces va-et-vient : il en serait ainsi du mouvement du 30-Mai à Shanghai en 1925, qui fut financé par les rapatriés de France. La presse que développe ces associations (notamment Le Paria) joue aussi un rôle très important dans ce phénomène : à Paris, « centre d’informations », s’écrient et se publient des textes bien plus radicaux que dans les pays d’origine.

Michael Goebel, Paris, capitale du tiers monde

Hô Chi Minh au Congrès de Tours, en 1920

L’historien ne néglige aucun aspect de cette migration décisive – à commencer par les conditions de vie de ces migrants en France ; il envisage dans un beau chapitre les rapports que ces organisations ont avec la gauche française et singulièrement le Parti communiste ; l’AEMNA est ainsi foncièrement anticommuniste, tandis que les jeunes Chinois sont très tôt proches du PCF. Puis, dans un chapitre essentiel, il montre comment cet anti-impérialisme se marie, non sans difficulté d’abord, avec l’esprit républicain dont beaucoup font l’expérience pour la première fois. La Ligue des droits de l’homme relève de cet agencement : dans certaines organisations, on se met à s’adresser aux autres militants en les appelant « citoyen » ; autrement dit, s’invente, selon l’historien, une Lingua franca révolutionnaire. Beaucoup d’autres aspects de ces migrations sont problématisés dans l’ouvrage, qui dresse non pas seulement une cartographie mais une géologie méconnue de ce Paris où l’on croise Hô chi Minh, Léopold Sédar Senghor, l’indien M. N. Roy ou encore C. L. R. James et Messali Hadj. Loin de la carte postale pittoresque d’un Paris-monde avec ses « nègres gréco-latins », Goebel dresse la peinture d’une capitale habitée par ceux qui contribuèrent à sa chute.

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