Toucher du doigt

Au début des années 70, Eustachy Kossakowski, tout frais arrivé de Pologne avec son épouse, prend en photographie les 157 panneaux d’entrée de la ville de Paris, selon un protocole précis et immuable. 45 ans après, l’ensemble était remontré au MAC VAL, sur trois murs blancs, en un alignement parfait comme une ligne d’horizon. Fascinant.


6 mètres avant Paris, photographies d’Eustachy Kossakowski. MAC VAL, Musée d’art contemporain du Val-de-Marne, Vitry-sur-Seine. Jusqu’au 28 mai 2017.


Regardeurs de tous pays, promeneurs solitaires, ou non, détailleurs de rêves et/ou fouilleurs de détails, coupeurs de réel en deux, précipitez-vous sur le livre publié aux éditions Nous qui constitue le catalogue de l’exposition.

Un truc de ouf assurément, conceptuel-obsessionnel à souhait, que n’aurait sans doute pas renié le Perec d’Espèces d’espaces et, plus encore, celui de Tentative d’épuisement d’un lieu parisien. Une manière de lire-regarder-contenir la réalité qui oscille entre vide et répétition, différence et réplétion.

6 mètres avant Paris, Photographies d’Eustachy Kossakowski

Étrange impression, en effet, qui se dégage de ces photographies, que l’on aurait de prime abord tendance à regarder comme étant toutes les mêmes. C’est qu’un panneau de Paris ressemble assez à un autre panneau de Paris, surtout lorsqu’il est pris de face, à six mètres de distance, pas un pas de plus, pas un pas de moins, immuable protocole photographique oblige.

Étant donné un panneau sur lequel est marqué Paris, donc, que se passe-t-il alentour ? Pas grand-chose, rien de remarquable en vérité. Il y a bien des automobiles et des autos immobiles, des monceaux d’étoffes sur un morceau de marché, un petit pan de mur jauni par le temps, une rue pavée qui finit sans crier gare, une impasse qui s’entrevoit, une grue qui s’aperçoit et même quelques humains qui font signe, comme cette enfant qui semble se tenir de l’autre côté du miroir d’Alice, mais rien de bien affriolant ! On parlerait d’un lieu, à peine, d’un non-lieu, pas tout à fait, un terrain vague et précis : précisément vague, vaguement précis.

Mais là n’est pas l’important, l’essentiel, l’existentiel, qui réside plutôt dans le pourquoi et le peut-être du projet. Comment occuper un espace qui ne se voit pas ou presque pas, et, aussi bien, comment regarder un espace qui ne s’occupe pas, ou si peu ? Pour l’énoncer autrement : comment rêver l’horizon quand il est bouché par un panneau ? Et encore autrement : comment désirer la vie, la ville au-delà, quand il faut passer par-dessus le vide. Etc. Etc.

6 mètres avant Paris, Photographies d’Eustachy Kossakowski

Il faut dire que le photographe a ses raisons que la déraison ne peut ignorer. Eustachy Kossakowski et Anka Ptaszkowska viennent de quitter la Pologne, la cause est politique, on s’en doute, ils rêvent de Paris, ils y vont, ils y sont, pas encore, bientôt, peut-être. Il faut d’abord marquer son territoire comme on énonce un désir. Ce sera de cette étrange manière, debout devant l’impossible, entre une borne verticale qu’ils touchent 157 fois du doigt et des confins qui se dérobent à la vue. Anka l’énonce le plus joliment du monde : « Nos jambes étaient plantées dans les banlieues, mais nos regards touchaient légèrement Paris dans la lentille de l’appareil et s’y laissaient aller ».

Un demi-siècle nous sépare et ne nous sépare pas de cette expérience de l’espace et du temps. De cette tentative de voir qui est aussi une tentation de vivre. Vous savez, la leçon de Perec : « Vivre, c’est passer d’un espace à un autre, en essayant le plus possible de ne pas se cogner. » Les panneaux de Kossakowski sont là pour nous le rappeler. À bon regardeur…

À la Une du n° 34