Avez-vous vu « Art » de Yasmina Reza ?

« Art » de Yasmina Reza par tg STAN et Dood Paard au Théâtre de la Bastille : l’association de ces noms ne manque pas d’étonner. Mais la programmation de ce spectacle permet de reconsidérer une pièce très célèbre à l’étranger, représentative des malentendus liés à la réception de son auteure en France.


Yasmina Reza , « Art ». Par tg STAN et Dood Paard. Théâtre de la Bastille, jusqu’au 30 juin.


En mai 2015, Thomas Ostermeier a créé Bella figura, pièce de Yasmina Reza, écrite à sa demande, dans l’établissement qu’il dirige : la très prestigieuse Schaubühne de Berlin ; le spectacle a ensuite été présenté aux Gémeaux de Sceaux. La création française a été assurée par Yasmina Reza elle-même, au Théâtre de la Liberté à Toulon, avant une longue tournée et la programmation au Rond-Point, à l’automne prochain. Cette reconnaissance par le plus fameux metteur en scène européen correspond au statut d’une œuvre traduite dans plus de trente-cinq langues, jouée dans le monde entier, ce qui contraste avec sa situation dans son pays d’origine.

Denis Guénoun, artiste et intellectuel au parcours exceptionnel, surpris par cette situation, par la condescendance de ses collègues universitaires, s’est interrogé sur ce phénomène dans Avez-vous lu Reza ? Une invitation philosophique (publié chez Albin Michel en 2005). Il n’a pu que constater « un triomphe public au théâtre privé », « une des plus spectaculaires réussites du ‘‘boulevard’’ rénové ». Il s’est lui-même rendu compte que « ces textes ne se laissaient pas distribuer dans son classement entre grand art et divertissement ». Avec les armes de sa formation philosophique, il a dépassé la réputation d’ « Art », parfois considérée comme une pièce réactionnaire sur la peinture contemporaine. Il s’est intéressé à « la valeur monétaire » du tableau, représentatif d’ « une culturalisation générale de l’art », de « sa marchandisation de masse ». Il a souligné l’absence de mise en cause de l’art, suggéré par les guillemets du titre, et dès les premières répliques les échanges sur le prix, la cote : « Il faut que le marché circule ».

C’est l’acquisition d’un tableau pour 60 000 euros (200 000 francs dans le texte d’origine) qui est à l’origine d’une crise entre trois amis de longue date. Serge a acheté une toile en apparence totalement blanche d’un certain Andrios, dont la cote est attestée par la présence de trois œuvres à Beaubourg. Marc la traite de « merde » et manifeste une violente réprobation. Yvan cherche à réconcilier les deux témoins de son prochain mariage, déjà bien mal engagé. Les trois hommes ne sont réunis que dans la deuxième partie de la pièce, où la sortie pour une soirée commune s’avère compromise, avant un revirement final très inattendu. Sur une vingtaine de séquences, plus de la moitié réside en de brèves répliques, accompagnées de la précision « seul », « comme seul ». En ouverture du texte, des didascalies précisent : « Un seul décor. Le plus dépouillé, le plus neutre possible, les scènes se déroulent successivement chez Serge, Ivan et Marc ».

Art de Yasmina Reza par TG STAN & Dood Paard, Théâtre de la Bastille

© Sanne Peper

Cette succession de monologues, ces changements de lieux dans le même espace, ainsi décrit, semblaient quelque peu contradictoires avec la création, en 1994, de la pièce à la Comédie des Champs-Elysées, avec l’attente d’un public venu surtout pour les interprètes, Pierre Vaneck (Marc), Fabrice Luchini (Serge), Pierre Arditi (Ivan). Le metteur en scène, Patrice Kerbrat, recourait souvent à la convention de l’aparté dans l’élégant décor, très socialement connoté, modifié par des déplacements de cloisons, l’apparition d’un tableau différent chez Marc et Yvan : solution peu satisfaisante, mais nécessaire à la vraisemblance minimale requise par des conversations de salon. Les rires suscités par la toile blanche, les réactions de connivence, les applaudissements en cours de représentation après les quelques séquences de diversion, par exemple le numéro de Pierre Arditi, à propos du carton d’invitation pour le mariage d’Ivan, expliquent la réputation de « pièce talentueusement démagogique » attachée à « Art », selon l’expression de Denis Guénoun.

Paradoxalement les caractéristiques les plus contraignantes : majorité de monologues, neutralité de l’espace, trouvent leur pleine réalisation grâce à l’équipe réunie de la Bastille. Le collectif flamand tg STAN, familier du lieu, est cette fois représenté par un seul de ses membres fondateurs, Frank Vercruyssen ; les deux autres interprètes, Kuno Baker et Gillis Biesheuvel, appartiennent au groupe néerlandais Dood Paard. Mais tous les trois partagent une même pratique caractérisée par l’absence de metteur en scène, le rejet de l’illusion théâtrale, une totale liberté dans l’espace scénique. Ils ne quittent pas l’aire de jeu depuis l’entrée du public jusqu’aux saluts, si ce n’est pour aller éventuellement dans la salle ; ils vaquent à diverses occupations, au milieu d’un vrai bric-à-brac ; ils semblent parfois s’ignorer. Ainsi ils adressent leurs monologues aux spectateurs ; ils sont comme chez eux sur le plateau nu de la Bastille et passent d’une séquence à l’autre dans une totale fluidité ; ils attirent un instant l’attention sur un des deux tableaux posés contre une paroi, censés appartenir à l’appartement de Marc ou d’Yvan. La toile abstraite, elle, est parfois ramenée au premier plan par Serge, muni de gants blancs dans un jeu de scène répété.

Une entente manifeste leur permet de renchérir sur le conflit, de prendre le public à témoin, par exemple du « rire sardonique » de l’un, de l’impossibilité d’avouer un mensonge, en pleine réconciliation soumise à une « période d’essai ». Le fait de jouer en français, avec un accent plus ou moins prononcé, devient un atout, une source de comique, dans l’exagération de l’articulation ou au contraire la difficulté feinte à dire « sables mouvants » . Le rappel de leur présence à Paris, dans ce lieu, contribue au partage avec le public. L’échange « J’ai vu une souris passer… », « c’est un rat » devient par exemple «  le rat du Théâtre de la Bastille ». Yasmina Reza rappelle son accord exceptionnel donné pour des « interventions dans le corps du texte ». Elle n’a pas à le regretter, tant sa pièce prend une autre résonance, trouve une nouvelle modernité, rencontre un public différent qui, le soir de la première, a fait un accueil triomphal au spectacle.

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