Kouvelakis, la critique et le Capital

Cette réédition d’un ouvrage publié par les Presses universitaires de France en 2003 a été enrichie d’un remarquable entretien de l’auteur avec Sebastian Budgen. Stathis Kouvelakis, intellectuel grec francophone, actuellement professeur au King’s College de Londres, raconte son itinéraire intellectuel et politique, sa formation marxiste en Grèce, son rapport (critique) à Louis Althusser et à Nicos Poulantzas (à qui est dédié le livre) et son amitié pour Georges Labica.


Stathis Kouvelakis, Philosophie et révolution : De Kant à Marx. La Fabrique, 475 p., 23 €


Dans sa préface à la première édition, Fredric Jameson saluait le livre comme « peut-être la première nouvelle version véritablement originale de la formation de la pensée de Marx depuis la monumentale histoire écrite dans l’après-guerre par Auguste Cornu » ; une histoire qui n’est pas simplement un récit des contingences et des rencontres des deux penseurs, mais aussi une théorie de ce qui est central et original chez Marx, « à savoir la nature politique unique et la puissance du prolétariat ».

Un des apports les plus intéressants de cet essai, c’est, observe Jameson, le réexamen du rôle et du statut de Heinrich Heine dans l’histoire de la philosophie post-hégélienne et dans l’émergence du marxisme. Kouvelakis a fait preuve d’une grande perspicacité en bousculant l’ancien récit sur le jeune Marx – qui s’intéresse surtout aux frères Bauer ou à Feuerbach – pour accorder une place centrale à Heine en tant qu’hégélien allemand le plus représentatif et le plus radical, à la source du nouveau concept de prolétariat développé par le jeune Marx à partir de 1843-1844.

Comme le montre Kouvelakis, Heine – le « Baudelaire allemand » – a développé, à partir d’une interprétation explicitement révolutionnaire de l’hégélianisme, une des premières apologies du communisme en Allemagne. « Le communisme exerce sur mon âme un charme dont je ne puis me défaire », écrira-t-il en 1855. Son livre De l’Allemagne (1835) deviendra le bréviaire de la subversion de toute une génération, Marx y compris, et son poème en hommage à la révolte des ouvriers tisserands silésiens (1844) deviendra la Marseillaise du mouvement ouvrier allemand naissant.

Sthatis Kouvelakis, Philosophie et révolution. De Kant à Marx, La Fabrique

L’autre prophète d’une révolution nouvelle à cette époque – le Vormärz, les années qui ont préparé la révolution de mars 1848 en Allemagne – fut Moses Hess, qui exerça lui aussi une influence sur les idées communistes des jeunes Friedrich Engels et Karl Marx. Mais son « communisme d’amour » était plus fichtéen qu’hégélien, et se présentait comme une nouvelle religion.

L’itinéraire de Marx, qui le conduit de la démocratie révolutionnaire au communisme (1842-1844), se situe dans ce contexte, mais le dépasse. Marx renoue, comme Heine avant lui, le fil rouge du radicalisme jacobin, le refus de terminer la révolution, l’idée d’un processus révolutionnaire permanent bouleversant la totalité de l’ordre social.

La Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel (1844), ce premier manifeste marxien, emprunte sa trame discursive, son ironie et son art de la métaphore dialectique à Heine. Et comme lui, Marx voit dans les « idées », la théorie, le moteur de l’histoire. Mais cet article des Annales franco-allemandes est « la première formulation de la révolution permanente qui ne soit pas une reprise du langage jacobin ». L’échec du 1848 allemand a confirmé la prévision de Marx sur l’incapacité de la bourgeoise allemande à jouer le rôle d’une classe révolutionnaire.

L’hypothèse communiste de Marx, dans sa démesure même, et son inexactitude eu égard aux rapports de force réels à ce moment-là, « fournit le seul point […] à partir duquel des alternatives radicales deviennent pensables ». C’est la conclusion de ce livre, qui a sans doute renouvelé, avec brio et originalité, l’histoire des origines de la pensée marxienne.

À la Une du n° 31