Un monde imaginaire

Les éditions Zones Sensibles publient Les imaginaires en géométrie, un essai de Pavel Florensky (1882-1937), mathématicien et prêtre russe qui présente dans ce texte une vision du monde très personnelle, à la fois rigoureuse, mystique et médiévale, en s’appuyant sur certains principes de la théorie de la relativité générale d’Einstein et sur La Divine Comédie de Dante.


Pavel Florensky, Les imaginaires en géométrie. Trad. du russe par Françoise Lhoest et Pierre Vanhove. Préface de Cédric Villani. Zones Sensibles, 130 p., 16 €


Ce petit essai a été écrit par Pavel Florensky en deux fois. Les sept premiers paragraphes, rédigés en 1902, alors qu’il était encore un jeune mathématicien prometteur de l’école russe, présentent une nouvelle interprétation scientifique des nombres imaginaires et du plan de la variable complexe. Les deux derniers, écrits une vingtaine d’années plus tard, au moment où Florensky cherche à publier son essai, extrapolent les concepts développés dans les précédents et, étonnamment, en déduisent la pertinence du système géocentrique de Ptolémée et la possibilité d’existence d’un monde des idées, au sens platonicien. Le plan complexe – auquel il donne une épaisseur ! – serait donc la frontière entre le monde réel et le monde imaginaire, frontière qu’il situe, comme Ptolémée, entre l’orbite d’Uranus et de Neptune. En outre, dans le neuvième paragraphe, Florensky mène une réflexion poussée sur La Divine Comédie de Dante et démontre, par une analyse mathématique de la description du périple du poète, que l’espace dans lequel celui-ci se déroule est une surface unilatère fermée de Riemann, et relève donc d’une géométrie non euclidienne, dont on sait déjà à l’époque (1921), à la suite des travaux d’Einstein, qu’elle est celle du monde où nous vivons.

Or, après la rédaction des sept premiers paragraphes des Imaginaires, Florensky s’était tourné vers la religion. En 1904, il s’inscrit à l’Académie de théologie, et en 1911 il est ordonné prêtre. Il enseigne la théologie, publie de nombreux textes et devient rédacteur en chef du Messager théologique, publié par l’Académie, poste qu’il occupera jusqu’au lendemain de la révolution russe. Ainsi, Florensky, prêtre et mathématicien, est à la fois au courant des derniers développements scientifiques de son temps et profondément mystique. Au moment où il rédige les deux derniers paragraphes de son essai, ce qu’il écrit est original, poétique, peu plausible, mais pas totalement délirant. Souvenons-nous qu’au début du XXe siècle, des notions aussi ancrées dans notre vision du monde que l’absolutisme du temps ou la continuité de l’espace ont été remises en cause. Les imaginaires en géométrie a pour ambition de valider le paradigme médiéval d’un univers fermé géocentrique en s’appuyant sur la théorie de la relativité générale, laquelle implique un univers fini, sphérique et fermé ; et ce que Florensky présente comme sa découverte personnelle est que le plan complexe constitue la frontière entre le monde où nous vivons et l’Empyrée.

Pavel Florensky, Les imaginaires en géométrie, Zones sensibles

Pavel Florensky

Pour comprendre la différence de qualité entre cet essai et les élucubrations dénuées de fondement des charlatans qui enrobent leurs propos d’un discours scientisant, il faut se remettre en mémoire ce qu’est un paradigme scientifique, et notamment en physique. Le physicien part du principe que le monde a des lois intelligibles. Par ailleurs, les mathématiques permettent de construire des modèles simplifiés du monde. On va donc pouvoir raisonner sur ces modèles, en tirer certaines déductions et, tant que ces déductions ne seront pas contredites par les faits observés, on considérera que le modèle constitue une bonne approximation du monde réel. Par exemple, pour trouver le plus court chemin entre chez soi et la boulangerie du quartier, on prend une carte et on trace une ligne droite entre ces deux lieux. Ce faisant, on raisonne comme si la terre était plate (c’est-à-dire qu’elle relève de la géométrie euclidienne, celle qu’on apprend à l’école), et on considère donc que, dans ce cas précis, le modèle euclidien est pertinent. En revanche, un navigateur qui traverse l’Atlantique et qui souhaite prendre la route la plus directe ne pourra pas tracer une ligne droite sur une carte. Comme la Terre est une sphère, une « droite » sur cette sphère (au sens de chemin le plus court entre deux points) aura la forme d’une courbe sur la carte terrestre telle qu’on a l’habitude de la représenter (ce qu’on appelle une projection de Mercator). Si notre navigateur se contentait de faire suivre à son voilier une ligne droite tracée à la règle sur cette carte, il effectuerait un chemin plus long. En l’occurrence, le bon modèle pour ce navigateur, c’est la géométrie sphérique de Riemann.

Tout cela pour dire qu’une théorie physique est bâtie sur un modèle mathématique, certes, mais que tous les modèles qui ne sont pas démentis par les faits observés sont aussi valables les uns que les autres. Dans l’exemple ci-dessus, les deux modèles sont valables pour aller à la boulangerie, mais seul celui de Riemann permet de traverser l’Atlantique par le plus court chemin. Ensuite, un modèle va être assorti d’une interprétation, laquelle peut entraîner des conséquences qui relèvent souvent de la philosophie. Pour reprendre nos exemples, si la Terre est plate, qu’y a-t-il donc au bord ? Si elle est ronde, le problème du bord disparaît. En l’occurrence, dans son essai, Pavel Florensky ne fait pas autre chose que de proposer une nouvelle interprétation du modèle mathématique sur lequel il s’appuie pour expliquer le monde. En cela, sa pensée s’inscrit parfaitement dans le cadre d’une démarche scientifique.

Pavel Florensky, Les imaginaires en géométrie, Zones sensibles

Mikhaïl Nesterov, Pavel Florensky et Sergueï Boulgakov (1917)

Les éditions Zones Sensibles ne se sont pas contentées de livrer ce texte tel quel. Bien au contraire, il est accompagné de toute une série d’addenda qui permettent de le situer dans son contexte, de le comprendre et de l’apprécier : une préface de Cédric Villani, qu’on ne remerciera jamais assez pour le travail qu’il fait afin de mettre les mathématiques à la portée de tous ; une introduction de Pierre Vanhove, lequel a par ailleurs traduit l’essai de Florensky avec Françoise Lhoest, et on lira avec intérêt l’histoire rocambolesque de ce manuscrit et de sa traduction, qui s’étend sur plus d’un siècle ; un glossaire ; des « explications à la couverture du livre » rédigées par l’auteur, et une « réaction des contemporains », écrite par le petit-fils de Florensky et dont Françoise Lhoest présente une traduction abrégée. Dans cette « réaction », on peut, entre autres, lire la lettre que Pavel Florensky avait envoyée à la censure bolchevique pour expliquer en quoi son essai n’était ni subversif ni contraire aux vertus du communisme : « On me propose d’écrire une communication scientifique sur Dante. J’estime que l’analyse mathématique et l’utilisation en géométrie d’images poétiques, en tant qu’expression d’un facteur psychologique, méritent le qualificatif de ‟scientifique”, et c’est cette analyse que j’ai faite. L’exposer sans citer les mots analysés me semble impossible, ce qui d’ailleurs serait difficile à contester. On dira que chez Dante on peut découvrir encore des choses plus significatives. Mais ce n’est pas sur commande qu’on fait des découvertes.

Ainsi donc, dans le passage de la brochure qui a été censuré [le paragraphe 9], je ne vois rien de nuisible pour la république ; bien au contraire, je suppose que ma découverte, si on lui reconnaît de la valeur, sera utile à la collectivité pour la construction de la vie, et si elle n’est pas reconnue comme telle, elle passera simplement inaperçue. »

Pour qui s’intéresse aux mathématiques et à la philosophie, ce petit ouvrage constitue un objet littéraire des plus étonnants et originaux, écrit par un homme intègre qui, pour reprendre les mots de Cédric Villani, « refusa d’être une brique sagement rangée dans un édifice, si magnifique soit-il ».


Pour plus de détails sur la vie de Pavel Florensky, de Dimitri Egorov et Nikolaï Luzin, les mathématiciens mystiques russes, on pourra lire le livre de Jean-Michel Kantor et Loren Graham, Au nom de l’infini. Une histoire vraie de mysticisme religieux et de création mathématique, Paris, Belin, 2010.

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