Politiques du style

Une scène fameuse du Déclin de l’empire américain fait dire aux personnages, alors en pleine discussion : « nous ne pourrions plus vivre comme les puritains de la NouvelleAngleterre », et la question qu’ils se posent est bien celle du « comment vivre ? ». Quelles formes donner à nos vies ? C’est à cette question que tente de répondre Marielle Macé – que l’on connaît par ailleurs, en particulier, pour son travail sur le genre de l’essai au XXe siècle – dans son dernier livre, allant ici bien au-delà de sa spécialité, la littérature, avec la ferme volonté d’élargir la stylistique de l’Art à l’ensemble de l’existence.


Marielle Macé, Styles : Critique de nos formes de vie. Gallimard, 356 p., 22 €


Le projet déclaré du livre consiste à instituer le style en « concept anthropologique, moral, politique ». Une fois définie et reconnue l’extension de ce concept dans toutes les dimensions de la vie humaine, lesquelles constituent l’objet de l’attention des sciences humaines et sociales qui s’efforcent d’en déchiffrer les « pratiques », une fois l’époque identifiée comme celle du refus de l’imposition à la vie de normes formelles extérieures et celle de la revendication de l’expérimentation, de l’invention de formes nouvelles, Marielle Macé peut articuler son propos autour de « trois logiques », qui pourraient également, remarque-t-elle, esquisser une « histoire des stylistiques de l’existence ». La modalité tout d’abord, qui manifeste toute vie humaine comme l’engagement d’un certain mode, d’une « manière », ne relevant pas seulement d’une sorte de grammaire de la variation, mais bien d’une ontologie sociale ; la distinction ensuite, que les sciences sociales se font une mission d’éclairer en en dégageant les enjeux dans un monde de lutte à mort pour la détention du pouvoir prescriptif et que l’auteure entend surprendre en flagrant délit de « préjugé distinctif »; celle, enfin, de l’individuation, véritable point d’insistance du livre, entendue non comme triomphe de l’identité du soi, mais comme capacité à rejouer sans cesse une certaine singularité.

En lisant, on comprend qu’il s’agit de renouveler l’éthique, non par son versant dogmatique, mais en s’attachant, comme l’a fait encore récemment un théologien (Christoph Theobald, Le christianisme comme style, Cerf, 2007) pour ce qui concerne la religion chrétienne, entendue non plus seulement comme contenu doctrinal mais comme « vie », à montrer, au sens fort de faire voir, des « singularités manifestées » ; il s’agit encore de relancer la pensée de l’émancipation en arrachant le style à l’enfermement réducteur de la distinction conçue comme « écart classant » dans le jeu de la concurrence sociale, toujours menacée de retomber en dupe de la publicité.

Marielle Macé, Styles. Critique de nos formes de vie

Marielle Macé © Catherine Hélie

Marielle Macé connaît mieux que personne les débats à la fois anciens et contemporains autour de la stylistique, elle en fait état avec discrétion et s’en joue pour servir son propos. Elle reproche, notamment aux sciences sociales, d’ignorer leur dépendance vis-à-vis des décisions théoriques que cette discipline littéraire a prises au cours de son histoire tout en cherchant cependant à y échapper dans ses formulations les plus récentes : les débats sur le style comme « écart » ou « choix de variantes », ou encore le style comme résultat d’un acte de lecture (l’esthétique attentionnelle de Gérard Genette) et non fruit d’une écriture intentionnelle, etc.

On ne fera pas à l’auteure le mauvais procès de l’erreur de méthode : son livre est bel et bien un livre politique, avec des analyses formelles qui viennent des outils du littéraire. Mais, et en revenant à la question de la stylistique, on l’interrogera pour déterminer si son projet parvient au port, touche sa cible.

De même que la stylistique reste partagée de manière irréductible entre l’objectif de « dresser le répertoire des ressources expressives de la langue qui ne trouvent pas de place dans les cadres rigides de la grammaire normative, devenant ainsi l’étude systématique des procédés » (André Sempoux, « Notes sur l’histoire des mots “style” et “stylistique” », 1961) et celui de repérer des singularités chez tel ou tel écrivain, balancement à mettre en relation avec un autre plus profond, celui de la distinction entre langue et parole, de même est-il légitime de se demander si le projet de Marielle Macé ne néglige pas l’inscription de toute stylistique de l’existence dans la gamme des possibles offerts par une langue, une situation historique dans le temps, ce que les Lumières appelaient « civilisation », et que les fondateurs de la sociologie ont recommencé de nommer l’ethos, bref, l’ensemble des possibles formes qu’autorise l’ontogenèse, en l’occurrence celle de l’Occident dans son évolution historique. Autrement dit, suffit-il de remarquer que les sciences sociales ont beaucoup de difficultés à aborder la question du style, compris à la façon de Gilles-Gaston Granger dans son Essai de philosophie du style comme introduction de l’individuel, « côté négatif des structures », pour libérer plus facilement l’individu dans sa capacité à se donner des formes ?

Marielle Macé, Styles. Critique de nos formes de vieL’auteure fait très attention à ne pas prêter le flanc à l’objection d’esthétisme, comme en témoignent ses pages sur un « long adieu au dandysme ». Mais touche-t-elle au fond de son ambition : examiner les conditions de possibilité d’un authentique travail sur soi, aussi loin du fantasme de l’auto-création que du cauchemar du soi imposé ? Éclaire-t-on davantage les chances « d’ouverture d’une autre scène stylistique » ? Peut-on tirer du style une politique sans tomber dans les bons sentiments ? Car, depuis la fin des sociétés d’Ancien Régime à forte différenciation sociale, la modernité a vécu dans l’illusion – et Balzac, souvent cité par Marielle Macé, en a magistralement décliné tous les aspects – selon laquelle chacun allait pouvoir déployer jusque dans les moindres détails sa singularité. Nietzsche, chantre de la métamorphose, et Marx, analyste de l’aliénation, chacun à leur manière, ont bien vu qu’il n’en serait rien, que chacun serait de nouveau requis par les formes contraignantes de la production bourgeoise et de la consommation, destructrices de toute forme de vie, ou plutôt ne laissant comme choix que celle du consommateur, pseudo-forme de vie, qui ne met l’accent que sur un versant du mot, celui justement de destruction du consommé, en rejetant dans les ténèbres celui d’accomplissement du consommateur.

Peut-on déplacer la question de la politique du conflit, de la « guerre des styles », variation significative du « polythéisme des valeurs » de Max Weber, à la libre exposition des styles pluriels d’individuation ? Comment articuler l’individuation stylisée avec un nouvel ethos collectif faisant époque ?

Si l’on veut relancer le projet émancipateur, la colère, célébrée par Marielle Macé, ni suffira pas ; ce qu’il faut encore et toujours, c’est une critique serrée de ce qui constitue la forme de nos sociétés dites avancées (« le monde apparaît comme un gigantesque entassement de marchandises », dit l’incipit du Capital), celle qui a déjà décidé pour nous, nous transformant en ses « collaborateurs », selon le mot de Günther Anders : il était une fois des jeunes, eux aussi en colère, qui manifestaient contre la guerre en Irak, juchés place de la Bastille sur leurs motos, moteurs allumés en buvant de la bière et totalement inconscients, semble-t-il, qu’en « manifestant » ainsi leur forme de vie ils collaboraient à ce contre quoi ils voulaient s’opposer ; ou encore, des militants anti-gaz de schiste qui ne voyaient pas de contradiction majeure à imposer aux autres la fumée noire de leurs voitures diesel d’un autre âge au nom du style de la forme de vie, prétendument en rupture, qu’ils ont choisie. « Comment » vivre alors ?


Lire aussi la critique, par Marion Renauld, du livre dirigé par Franco Moretti : La littérature au laboratoire.

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