1981. Un jeune Parisien arrive en Israël. Il ne connaît pas le pays, n’y a guère de contacts, ne parle pas l’hébreu. Il prend des photos partout où il se trouve, sans trop savoir pourquoi. Quant au comment…
Didier Ben Loulou, Israël Eighties. La Table Ronde, 120 p., 26 €
« Ces images réalisées bras tendus – je ne regardais pas toujours dans le viseur – sont ma conquête personnelle d’une géographie, d’un peuple composite, de tout ce qu’il m’a fallu découvrir. » On lira ces propos de Didier Ben Loulou dans le document fourni en prière d’insérer, regrettant simplement que cette présentation plutôt éclairante ne figure pas dans l’album. Heureusement, les photos sont là et, comme le dit la formule, voire le cliché, elles parlent d’elles-mêmes.
Elles parlent sans apprêt, sans précaution inutile, d’un pays qui n’a cessé de changer. Qui chercherait à Tel Aviv la gare centrale des bus telle qu’on la voit encore pages 21 et 22 ne trouverait à la place qu’une zone interlope, inquiétante ou dangereuse. C’est le lieu des trafics, de la misère profonde, de l’exclusion. On y attend du travail au noir, on y loge dans des appartements surpeuplés ou insalubres, promis à la destruction ou à la rénovation. Les agents immobiliers sont partis à la reconquête des quartiers déshérités et la chasse sera violente. Le quartier d’Ajami, à Jaffa, ou tel marché périphérique de la même partie de ville arabe ressemble à un coin de campagne : un cheval blanc occupe le premier plan. Ben Loulou photographie une ville qui n’est pas encore devenue cette « bulle » hérissée de tours, qui lorgne du côté de la Californie, alors que l’ont bâtie des architectes formés à Dessau ou Berlin, qui ignoraient la mer. Aujourd’hui, on vante plutôt son boulevard Rothschild, que le photographe n’arpente pas.
Ben Loulou préfère traverser le pays, de Jérusalem à Beer Sheva, de Haïfa à Saint-Jean d’Acre, avec passage dans un kibboutz : deux jeunes femmes vues de dos rappellent les hippies. Il ne cherche pas le pittoresque, ne pratique pas la photo humaniste en noir et blanc. Son noir et blanc est parfois crayeux, brouillon, ou brut, voire brutal. À l’image d’un pays qui ne brille pas par sa bonne éducation, sa courtoisie ou sa galanterie. Il a un côté rude qui fait son charme, pour qui sait garder son calme et son sourire. Une fois l’écorce brisée…
Ben Loulou est, depuis les années quatre-vingt, un artiste connu, célébré, honoré par des prix. Il a photographié Athènes et Palerme, Marseille. Il aurait pu aller à Beyrouth, Alexandrie ou Alger; c’est son ancrage, son lieu d’origine. Les femmes qui jouent aux cartes sur la plage de Bat Yam, on les imagine au Pirée ou à La Goulette ; elles crient, rient, vitupèrent. Dans une rue d’Acre, un garçon pousse une sorte de triporteur. Au deuxième plan, un cheval blanc, attelé, est prêt à tirer une carriole. Et, derrière, des passants. Au fond, une boutique de robes de mariées et une enseigne en arabe et en hébreu. Sans cette enseigne, on se verrait ailleurs, très loin peut-être. Il faut en effet contempler la pluie qui brouille le paysage de Jérusalem un jour d’hiver, ou regarder ces silhouettes solitaires et voûtées qui passent devant d’antiques murs de pierre pour se sentir à Vilna, à Drohobycz ou à Kichinev, en ce temps lointain et perdu. D’autres visages ou des foules rappellent Odessa ou Bakou, un Occident qui flirte avec l’Asie, l’improbable rencontre entre Isaac Babel et des hiérarques véreux.
Les cinémas permanents de la station centrale ou de Netanya proposent des films de Chuck Norris ou de Bruce Lee à des passants désœuvrés, des couples sans lieu à eux ; des plages sans grâce n’ont à offrir que leur sable brûlant sous un soleil écrasant. Un homme (ou un enfant ?) fait le poirier ; des adolescentes au maillot de bain « made in Israël » regardent de façon insolente ou provocante l’objectif qui les fixe. Sur d’autres photos, des pastèques sont entassées, formant une pyramide. On dirait des sphères qui iraient balayer des quilles dans quelque bowling. Dans un coin se tient le vendeur, petit homme résigné. Ailleurs, et les photos sont côte à côte, une femme déchaussée est assise, collée contre le mur, son bébé dormant sur une couverture devant elle. À droite, sur l’autre photo, un homme prie près de la tombe d’un célèbre cabaliste enterré à Safed. L’image fait écho, blanc oblige, et silence de cimetière, à un cimetière musulman de Jaffa. C’est un tout petit monde et on s’y côtoie comme on peut. On voit souvent des hommes dans des taxis collectifs, dans des automobiles à l’arrêt. C’est encore le temps des grosses Mercedès et de ces « Checkers » qui auraient pu circuler à La Havane ou à Beyrouth. Page 101, on se sent à Beyrouth, en 1982, quand la ville est déchirée par la guerre civile, et attaquée par l’armée israélienne. Beyrouth comme on la voit dans Valse avec Bachir, le film d’Ari Folman : une grosse limousine américaine stationne rue Herbert Samuel à Tel Aviv. Derrière, des immeubles qui seront rénovés et vendus à pas de prix, un jour. Une enseigne publicitaire invite à se réjouir en buvant une fameuse boisson. Sur la page voisine, une femme sourit, au sommet d’un petit immeuble dont le béton est resté brut. Des antennes de télévision, du linge qui sèche. On est dans Ajami, autrefois.
Didier Ben Loulou rend le bruit d’Israël, et le vide, le silence, la soudaine solitude. On s’est souvent assis place Dizengoff à Tel Aviv, autrefois cœur de la cité ; les fêtes et mariages rassemblent souvent, et vite, dans un pays qui vit l’instant comme s’il pouvait s’évanouir, sans qu’on ait eu le temps de le sentir exister. Et puis il y a tous ces plans sur des antennes, des câbles électriques qui raient le ciel, les rues sans grâce aux façades décrépites.
Israël Eighties, ce sont des images qui se superposent. Les maisons que l’on voit, les rues, les paysages, c’est toute une histoire. Elle a commencé il y a bien longtemps et, même si aujourd’hui le neuf efface le vieux, le blanc éclatant le gris sale, le verre étincelant la pierre décatie, on devine, grâce à ces photos longtemps restées à l’état de planches-contacts, que le passé n’est pas si loin.