Raison, religion

C’est sans doute parce que la science s’est dès ses débuts affirmée contre la religion et a fini par conquérir son autonomie pour aboutir à une rupture définitive qu’on a besoin aujourd’hui de parler d’un « dialogue » entre elles. Yves Gingras, dans ce livre tonique et salutaire, fait l’histoire de ce malentendu.


Yves Gingras, L’impossible dialogue. Sciences et religions. PUF, 423 p., 21 €


Qu’y a-t-il de commun entre Galilée et Bellarmin? Entre l’évolutionniste Thomas Huxley et son contradicteur, l’évêque Samuel Wilberforce ? Entre Renan et Monseigneur Dupanloup ? Rien. Et les seconds ne cherchèrent jamais, bien au contraire, à soutenir qu’il pourrait y avoir quoi que ce soit de commun entre leurs visions du monde. C’était leur autorité qui était en jeu, face à celle, montante, de la science. Mais quand cette dernière eut établi définitivement son autorité dans le domaine du savoir, un mouvement inverse s’amorça dès la fin du dix-neuvième siècle. Aujourd’hui, quand on demande ce qu’il y a de commun entre, d’un côté, Le Tao de la physique du physicien Fritjof Capra, La mélodie secrète du physicien Trin Xuan Tuhan, Le réel voilé de Bernard d’Espagnat, et certaines formes de spiritualité et les théismes taoïste, bouddhiste et chrétien, tous ces apôtres, explicites ou implicites du rapprochement entre science et religion, nous répondent : « Beaucoup ».

Le livre du sociologue des sciences Yves Gingras fait l’histoire de ces relations conflictuelles entre sciences et religion et montre comment a émergé la thèse de la compatibilité entre les deux. L’originalité et l’importance de son travail tiennent au fait qu’il ne s’intéresse pas prioritairement aux croyances personnelles, religieuses, des savants – que l’on invoque souvent pour suggérer la compatibilité, comme dans les cas de Kepler, Robert Boyle, Newton, ou Pierre Duhem – ni aux questions épistémologiques et métaphysiques proprement dites quant aux relations de la foi et de la raison, mais aux institutions et aux individus qui les représentent, au premier chef l’Église catholique et les églises chrétiennes, qui ont été aux avant-postes depuis des siècles. C’est précisément parce que les religions chrétienne, islamique et juive sont les seules à s’appuyer sur des textes révélés et à revendiquer une vérité unique que les diverses spiritualités orientales n’ont jamais eu de conflit ouvert et institutionnel avec la science. Gingras ne traite pas l’importante période des Lumières islamiques avec Averroès et el-Ghazali, mais il note qu’il n’y a pas eu ensuite de conflit entre science et religion en terres d’islam, tout simplement parce que, depuis le dix-septième, la science y a peu progressé. Ce n’est que depuis quelques décennies, et dans un tout autre contexte que celui d’Averroès, que le conflit est reparu, essentiellement au sujet de l’évolution.

Gingras commence par décrire la scène primitive de ce que Kant appellera le conflit des facultés (de théologie et de philosophie) : la lecture des penseurs païens par les chrétiens et la christianisation de Platon et d’Aristote. Cela n’allait pas de soi car ceux-ci croyaient à l’infinité d’un monde incréé, et longtemps la philosophie naturelle d’Aristote eu du mal à passer auprès de théologiens, comme le fameux épisode des propositions condamnées par Tempier en 1277 le rappelle. Trois siècles plus tard vient l’affaire Galilée, que Gingras retrace avec précision dans tous ses attendus, en montrant comment, malgré des tentatives de conciliation, jamais l’Église n’accepta de reconnaître les thèses de Galilée de son vivant. Il fallut un siècle pour qu’en 1737 celui-ci reçut une sépulture digne, et encore deux autres pour qu’elle envisage de le réhabiliter, un autre encore pour que Jean Paul II mette un terme à ce qu’il appela « une tragique incompréhension réciproque ».

Gingras montre ensuite comment Dieu passa du centre à la périphérie des sciences, le Dieu des savants devenant une hypothèse inutile, comme chez Laplace, pour n’être plus qu’une hypothèse fausse avec la théorie de l’évolution. Mais il montre surtout combien lent fut cet effacement, et combien les conflits furent durs au dix-neuvième siècle autour du darwinisme, de l’atomisme, et des enjeux de la séparation entre l’Église et l’État (que seule la France trancha dans le vif : il suffit de songer au fait que, dans bien d’autres pays, les facultés de théologie ont encore pignon sur rue dans les universités), et des résistances de l’Église catholique.

La suite de l’histoire que raconte Gingras est bien moins connue : il montre comment, dès la fin du dix-neuvième siècle, le thème du « dialogue » entre science et religion a émergé, chez des médecins comme John William Draper et des historiens comme Andrew Dickson, jusqu’à connaître aujourd’hui une véritable floraison qui va bien au-delà de la reconnaissance tardive de Galilée et (encore plus tardive, puisqu’elle n’eut lieu qu’avec Benoît XVI) de Darwin par l’Église catholique, car elle prend, au-delà des appels à la réconciliation de la science et de la foi par divers physiciens, des formes systématiques avec des fondations comme celle que créa, au début des années 1980, John Templeton, qui est aujourd’hui l’un des acteurs majeurs de ce renouveau.

La fondation Templeton est une fondation privée, dont la mission est de développer toutes les formes de relations entre sciences et religion, et qui délivre chaque année un prix presque qu’aussi bien doté que le Prix Nobel, qui ne récompense pas seulement des acteurs religieux (comme Mère Teresa, Billy Graham, Desmond Tutu, le Dalaï Lama), mais aussi des hommes de sciences (comme Carl Friedrich von Weizsäcker, Paul Barrow, Bernard d’Espagnat, ou Freeman Dyson) et des philosophes (comme Charles Taylor), et surtout finance très richement nombre de programmes universitaires, pourvu qu’ils favorisent le dialogue entre science et religion, et étudient des big questions susceptibles de montrer que le monde n’est pas, pour reprendre les termes de Max Weber, « solitaire et glacé » , mais susceptible d’être réenchanté par le spirituel.

Aux États-Unis, en Angleterre, et de plus en plus souvent en Europe continentale, la Fondation finance de plus en plus de programmes scientifiques – en physique théorique, en cosmologie surtout – en philosophie de la religion et en métaphysique (particulièrement sur des sujets comme celui du libre arbitre et du déterminisme, ou sur les relations de l’esprit et de la matière) pourvu qu’ils permettent, d’une manière ou d’une autre, d’envisager qu’une Intelligence pourrait être pour quelque chose dans tout cela. Templeton est en fait devenu l’une des sources de fonds les plus importants dans les humanités. L’existence d’une telle fondation n’a pas manqué de faire naître des polémiques. Des philosophes et des scientifiques athées, comme Daniel Dennett et Richard Dawkins, se sont violemment opposées à la Fondation Templeton. Ils dénoncent à juste titre sa stratégie consistant à financer des travaux scientifiques sérieux en vue de légitimer des entreprises de prosélytisme plus douteuses.

Surtout ils soulèvent une question qui relève de l’éthique de la recherche intellectuelle : un savant, un philosophe ne doit-il pas chercher la vérité, quelle qu’elle soit ? Que devient la recherche de la vérité si cette recherche est financée par des gens qui espèrent qu’elle parviendra à un certain type de vérité seulement, en l’occurrence des vérités relevant de ce que l’on tient habituellement comme relevant de la foi ? À cela les scientifiques qui ont obtenu de l’argent de Templeton répondent en plaidant leur (bonne) foi : sans cet argent, ils n’auraient pas pu développer leur recherche, et d’ailleurs la Fondation les a laissés totalement libres.

Mais, comme le remarque Gingras, nombre de ceux qui sont ainsi financés ont en fait l’idéologie de leur bailleur de fonds, et il est douteux que ceux-ci financent des travaux destinés à montrer que ceux qui minimisent les conflits entre science et religion souffrent de problèmes méthodologiques graves. Tout financement d’une recherche qui est supposée indiquer, fût-ce de manière très indirecte et peu appuyée, la direction à atteindre souffre de ce que Charles Sanders Peirce appelait le « sham reasoning », le raisonnement de pacotille, qui consiste à raisonner en fonction de la conclusion que l’on veut atteindre. La « science prolétarienne » de jadis ne faisait d’ailleurs pas autre chose.

L’un des grands mérites du livre de Gingras est de donner une documentation de première main et une analyse sans concession de cet « effet Templeton » qui affecte aujourd’hui une grande partie de la recherche scientifique menacée par les coupes de l’État dans les budgets universitaires. Gingras aurait pu prolonger son livre salutaire – en ces temps où la religion envahit tout, de la politique à la vie quotidienne – dans une direction complémentaire, celle des relations entre philosophie et religion. Il nous rappelle que Kant disait, dans Le Conflit des facultés de 1798 que « la philosophie visant la vérité, il ne peut y avoir pour elle d’ouvrages sanctionnés par une autorité suprême ». Dans le passé, cette discussion a hanté toute la philosophie depuis qu’elle est devenue « chrétienne ». Une querelle fameuse opposa, dans les années 30 du siècle précédent, Étienne Gilson et Émile Bréhier sur la question de savoir s’il peut simplement y avoir une « philosophie chrétienne ».

On ne demande pas explicitement, aujourd’hui, s’il peut y avoir une science chrétienne, ou islamique, mais on n’est quelquefois pas loin de le faire. La question ne se réglera que si l’on remet sur le tapis, une fois de plus, la question lancinante qui est derrière toutes ces discussions, tous ces conflits et toutes ces réappropriations, celle des relations entre la raison et la foi. La réponse de Gingras est sans équivoque. Pour lui il n’y a aucune relation. Il s’accorde en cela avec le Cardinal Newman : « La théologie et la science, que ce soit dans leurs conceptions respectives ou dans leur domaine propre, sont dans l’ensemble incapables de communiquer ou d’entrer en conflit, et si elles peuvent avoir besoin tout au plus d’entrer en relation, elles n’ont jamais à être réconciliés. »

La réponse de Newman était celle du fidéiste : la foi est essentiellement étrangère à la raison. Chose intéressante, c’est aussi la réponse des défenseurs de la religion qui mettent l’accent sur les faiblesses de la raison, comme les penseurs post-modernes. Si certains physiciens et philosophes (comme Stengers et Prigogine dans La Nouvelle alliance, 1979) veulent réenchanter le monde en montrant que la nature n’est pas soumise aux seules forces du hasard et de la nécessité, ou si des auteurs comme Bruno Latour entendent montrer que l’objectivité scientifique est fragile, des penseurs religieux s’engouffrent dans cette brèche, mais ils refusent, tout comme Newman, la réconciliation.

En revanche, si, comme le montre Gingras, on renoue avec la théologie naturelle, qui avait disparu sous les coups de butoir de la science moderne à la fin du dix-neuvième siècle, et si l’on espère que cette dernière puisse, par les moyens de la raison, appuyer les principes de la religion – ce qui est dans une large mesure le programme de Templeton –, alors il faudra accepter que les vérités de la foi puissent être testées comme si elles étaient des hypothèses scientifiques. De prime abord, c’est aussi le programme du créationnisme, avec lequel Templeton entretient des liens troubles mais indéniables. Le problème est que si la religion semble avoir tout à gagner à se parer des plumes de la science, cette dernière gagne risque fort d’y perdre ses dites plumes.

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