Les chemins de la guerre

Dans le livre de Justine Brabant, « Qu’on nous laisse combattre, et la guerre finira », l’histoire et la signification de la guerre au Kivu (République démocratique du Congo) font l’objet d’une enquête passionnante, à la hauteur de l’exploration que l’auteure y a conduit, et qu’elle a aussi documentée par la photographie.


Justine Brabant, « Qu’on nous laisse combattre, et la guerre finira ». Avec les combattants du Kivu. La Découverte, 243 p., 21 €.


© Justine Brabant

« Mzee » Zabuloni et ses fils, Bukavu (Sud-Kivu, RDC). Janvier 2013. © Justine Brabant

Depuis l’extermination des Tutsi du Rwanda en 1994, la multiplication et la forme des conflits armés se déroulant à l’est de la République démocratique du Congo (RDC) ont appelé à renouveler la définition de la guerre elle-même : moins un conflit entre hommes en armes qu’une instabilité latente, qui convoque les souvenirs du passé, trouble le présent et menace l’avenir des populations civiles, et au cours de laquelle certains se retrouvent plus vulnérables que d’autres à la souffrance, au deuil ou à la ruine. Face à des phénomènes comme le massacre, le viol, le pillage ou le racket, il est tentant d’extraire ces formes de violence de l’histoire sociale et politique, comme si elles avaient eu lieu « de tout temps » dans cette partie du monde ; comme si aucune enquête ne pouvait en rendre compte et, qui sait, y comprendre quelque chose ; comme si, au fond, cela ne regardait que d’étranges et obscurs Africains.

Il est plus rare qu’avec simplicité, et peut-être même un brin de candeur, on pose les questions les plus simples qui sont aussi les plus complexes, quitte à ne pas les résoudre : pourquoi continue-t-on de se battre au Congo ? Que signifie la guerre pour ceux qui y participent et semblent en tirer profit, puisqu’ils la perpétuent ? De quels mots dispose-t-on pour approcher « cet état qu’on appelle la guerre » et qui, parfois, échappe en premier lieu à la description tant les niveaux de violence sont à chaque fois dépassés, tant « la guerre » n’est plus un événement mais constitue l’ordinaire ?

Afin d’y répondre, Justine Brabant a parcouru le Sud-Kivu à la recherche des « Mayi Mayi », mouvements armés locaux d’ « autodéfense civile », nés à la suite de l’occupation par les troupes rwandaises de l’est de la RDC et dits « traditionnels » en vertu d’une légende les parant d’invincibilité. Une génération après la journaliste belge Lieve Joris (1), c’est en mêlant l’enquête au récit de voyage que prend forme un récit captivant et élégant, qui vise tout autant à rendre compte des significations locales de l’engagement armé qu’à « trouver la juste distance à la violence », « quitte, parfois, à accepter de raconter qu’on ne la comprend pas ».

© Justine Brabant

Au quartier général du groupe maï-maï du commandant « Fujo » Zabuloni, Moyens Plateaux de Runingu (Sud-Kivu, RDC). Mars 2013. © Justine Brabant

Sur des chemins la plupart du temps non goudronnés, mais sans les effets de manche des explorateurs, Justine Brabant retrouve un à un les chefs figurant sur un morceau de papier confié par un général « Mayi Mayi » nommé Zabuloni, dont le portrait est en soi très réussi et ouvre à ce monde méconnu. Ce faisant, l’histoire locale elle-même est réhabilitée ; par la simple prise en compte d’une parole souvent réduite à celle de bandits sans foi ni loi, c’est une guerre de défense et de résistance qui gagne un espace de mémoire ici.

Il aurait sûrement fallu plus de place pour que le récit prenne de l’ampleur, mais l’essentiel est là : au fur et à mesure du voyage, les conflits du Kivu deviennent intelligibles au profane ; il apparaît, de plus, que la guerre y est devenue une ressource et que ses acteurs cultivent de nombreuses accointances avec les « faiseurs de paix », qu’ils soient acteurs politiques locaux ou ONGs. Car quand bien même la guerre s’arrête, il faut savoir comment survivre pendant la paix. Accompagné d’images de combattants, souvent fiers et en armes, ce livre n’est pas sans réflexivité ni sans humour. Ce qui permet d’autant mieux de comprendre que « la guerre ne saute pas à la figure : on apprend à voir ses traces ».


  1. Parmi ses récits publiés chez Actes Sud, on peut lire entre autres Les Hauts-Plateaux (2009) et L’heure des rebelles (2007)
Photo à la une : © Justine Brabant

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