Autoportrait satisfait d’un dignitaire nazi

Pérorant le 28 novembre 1940 au Palais-Bourbon devant un auditoire collaborationniste admiratif, Alfred Rosenberg, dont on publie aujourd’hui le Journal, affirmait triomphalement : « L’époque de 1789 touche à sa fin. Elle a été vaincue sur les champs de bataille des Flandres, du Nord de la France et de Lorraine, cette époque qui, bien que pourrie, voulait encore déterminer le destin de l’Europe […] 1940 a vu une décision historique comparable à celle qui, il y a mille ans, a porté le christianisme dans le cœur de l’Europe et a déterminé les formes extérieures de sa vie. »


Alfred Rosenberg, Journal, 1934-1944. Édition présentée par Jürgen Matthäus et Frank Bajohr. Trad. de l’allemand par Bernard Lortholary et Olivier Mannoni avec la collaboration de Jean-Marc Dreyfus. Flammarion, 680 p., 32 €


Alfred Rosenberg concluait son discours en se citant lui-même avec une vive satisfaction : « Je finis par une parole qui termine un livre que j’ai écrit il y a quatorze mois. Du chaos, de la misère et de la honte est surgi l’idéal racial qui s’oppose à l’idée internationale. La victoire de cet idéal dans tous les domaines est la véritable révolution mondiale du XXe siècle. » Le lendemain, L’Œuvre, le quotidien de Marcel Déat, cet ancien socialiste national, dont le parti avait été quatre ans plus tôt l’un des cosignataires du programme du Front populaire, diffusait ce discours… qu’Alfred Fabre-Luce reproduira deux ans plus tard dans son Anthologie de la nouvelle Europe, à côté de textes de Pascal, Valéry, Péguy, Goethe, Carlyle, Nietzsche, Bergson, Renan, ainsi flanqués d’un voisin peu fréquentable.

Un « idéologue » botté

Ainsi, la victoire de l’armée allemande sur l’armée française aurait signifié la fin d’une période marquée par la révolution française et dont la révolution russe aurait été une suite. Comme le rappelle William L. Shirer, on a jadis souvent qualifié Rosenberg de « chef intellectuel », voire de « philosophe » du parti nazi. L’un des intérêts de son journal est de souligner l’infinie médiocrité de ce prétendu « idéologue du nazisme », chargé de la formation « spirituelle » (?) des cadres du parti nazi, et qui fut nommé à la tête du très peu idéologique Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg (ERR) ; chargé du pillage des œuvres d’art puis, le 17 juillet 1941, « ministre du Reich pour les territoires occupés de l’Est ».

À ce titre, Rosenberg tente, pour lutter contre le « bolchevisme », de promouvoir la formation d’un État ukrainien collaborationniste, entièrement soumis à Berlin, mais ayant une vague existence formelle. Les deux gauleiters qui dirigent les deux circonscriptions chargées d’administrer les territoires soviétiques conquis, Erich Koch à la tête du Reichskommissariat Ukraine et Hinrich Lohse à la tête du Reichskommissariat Ostland, gèrent, quant à eux, le pillage organisé des territoires qu’ils contrôlent et une féroce répression. Goebbels note ainsi le 25 avril 1942 : « Les commissaires généraux dans les territoires de l’Est agissent en réalité en fonction de ce qu’ils jugent bon et non de directives transmises depuis Berlin. »

La dernière partie du journal, de loin la plus intéressante pour cette raison, laisse éclater l’amertume d’Alfred Rosenberg devant l’échec de son plan, échec qu’il attribue au gauleiter Koch et à Borman, qui fait barrage entre lui et Hitler. « J’ai pris parti, écrit-il, pour la création d’un État ukrainien, avec toutes ses conséquences : promotion de la culture, de la science ukrainiennes, engagement contre Moscou la bolchevique. » Il oublie de préciser que cet « État ukrainien » devait être entièrement subordonné à l’Allemagne nazie, former une sorte d’hyper-Vichy. Et il ajoute : « Sur ce point le Führer a approuvé ! », ce qui relève de l’illusion. Pour Hitler, les Untermenschen ukrainiens ou russes étaient juste bons à fournir une force de travail gratuite ou quasi-gratuite, à faire la moisson pour nourrir la Wehrmacht ou à être pendus pour sympathies bolcheviques ; il reproche à Koch d’avoir cru, à tort selon lui, que « l’ordre du Führer était d’y gouverner par le knout et la brutalité ».

Une vanité insondable

Les deux points les plus saillants du journal de Rosenberg sont son insondable vanité et… sa haine de Joseph Goebbels. Il note inlassablement, avec une satisfaction sans cesse renouvelée, les ovations que suscitent ses discours clamés devant des auditoires de SS, de gauleiters et de fonctionnaires nazis rompus aux applaudissements. Ainsi, évoquant un de ses discours à Düsseldorf en février 1935, il écrit : « Lorsque le maire m’a salué par les mots « Le nom de Rosenberg est pour nous un programme », ont retenti des applaudissements ostentatoires. » Il se rengorge en citant des propos flatteurs que Hitler lui adresse : « Quand quelqu’un m’interroge à votre propos, lui dit ce dernier, je dis que vous êtes l’esprit le plus profond du mouvement. Vous êtes le père de l’Église du national-socialisme. » La profondeur de la pensée de Rosenberg paraît pourtant difficile à déceler. Ainsi, en août 1943, après une vague de bombardements alliés qui ont rasé des villes entières, il observe : « Compte tenu de cet anéantissement des grandes villes, il me semble qu’une chance sans précédent s’ouvre à la redécouverte du milieu rural. » On n’est pas très loin d’Alfred Jarry, mais d’un Jarry inconscient.

Rosenberg ne cesse d’exalter son ouvrage, fondamental à ses yeux, Le Mythe. Évoquant l’édification du « plus grand hall de congrès du monde à Nuremberg », il écrit que « deux œuvres sont emmurées pour tous les temps dans la première pièce de cet édifice gigantesque : Mein Kampf et Le Mythe. Cela, personne ne pourra l’effacer du monde, pas même des moutons envieux qui se repaissent de mes idées mais sont trop petits pour pouvoir l’avouer ». Il ajoute : « Je songe à publier un jour un recueil de mes textes ; ils sont devenus une part de l’histoire allemande et, comme Adolf Hitler a vaincu, une part de l’histoire du monde, parce qu’ils ont été la base durable de centaines de milliers de citations dans les discours et c’est à leur suite que le marxisme et la démocratie se sont effondrés. » Soulignant son aversion pour Bormann, il susurre : « certains hommes étaient trop grands pour lui. Et j’étais parmi les premiers dans cette catégorie ». Il soupire un jour : « J’avais une telle charge dans le domaine de la vision du monde… »

On se lasse vite de l’autoglorification permanente dont les pages de ce journal regorgent. On se lasserait peut-être moins vite des vacheries que Rosenberg décoche à l’endroit de Joseph Goebbels, à qui il voue une haine féroce, dont les motifs n’apparaissent pas clairement dans son journal. Elle découle sans doute d’une rivalité entre deux candidats au rôle de chouchou du maître… La sagesse des peuples veut que deux crocodiles ne peuvent coexister dans le même marigot, ce que d’ailleurs l’expérience vécue dément, mais « l’idéologue » officiel du nazisme déteste le chef de sa propagande de masse, lequel ne le lui rend qu’à moitié. On trouve en effet dans les carnets de Goebbels des annotations parfois sympathiques à l’égard d’Alfred Rosenberg. Ainsi, le 16 juin 1941, à la veille de l’invasion de l’Union soviétique, Goebbels note dans ses carnets : « Je glisse [au Führer] un mot en faveur de Rosenberg, dont l’œuvre de toute une vie est de nouveau légitimée par cette opération. »

Alfred Rosenberg, lui, est impitoyable avec Goebbels. Il écrit, un jour de juin 1934 : « les discours de Goebbels, sans aucune tenue, contournant d’un mouvement lisse tous les problèmes sérieux. C’est affligeant. » Un peu plus tard, il se flatte d’avoir averti Rudolf Hess que « des discours tels que celui qu’a tenu le Dr Goebbels à propos de la politique étrangère font courir le plus grand danger au Reich allemand, du seul fait qu’un homme sans aucun sens de la mesure ne sait pas tenir sa langue et laisse libre cours à son arrogance ». Et ainsi de suite…

Le journal contient une bonne vingtaine de jugements aussi sévères sur le chef de la propagande nazie et sur d’autres dignitaires de l’entourage de Hitler. Il donne de tout ce petit monde monstrueux, ravagé de haines et d’ambitions bureaucratiques, une vision involontairement bouffonne, qui compose un étrange alliage avec la réalité mortifère et destructrice du nazisme. Cet autoportrait satisfait pourrait donner la nausée, mais c’est un vrai document, disons, zoologique.


Crédit pour la photo à la une : © Bundesarchiv

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