La situation réelle du livre au Maroc

Au cours de ses enquêtes, la journaliste et essayiste Kenza Sefrioui a pu mesurer l’état catastrophique de la circulation des livres au Maroc. Elle en rend compte dans Le Livre à l’épreuve, publié par la dynamique maison d’édition qu’elle a contribué à fonder à Casablanca : En toutes lettres.


Kenza Sefrioui, Le Livre à l’épreuve. Les failles de la chaîne au Maroc. En toutes lettres., 100 p., 13 €


La fragilité du marché du livre marocain tient à plusieurs facteurs : la rareté des bibliothèques, l’absence de politique de la lecture publique et la désorganisation de la chaîne du livre. Le piratage de livres y est très important et ne fait pas l’objet de discussions. Le prix du livre est le premier obstacle et favorise l’épanouissement d’éditions piratées. Des formes ouvertes et parfois insidieuses de censure grèvent pèsent aussi sur la lecture. Un exemple frappant en est l’indisponibilité du Dernier combat du Captain Ni’mat de Mohammed Leftah, paru à titre posthume en 2010 aux Éditions de la Différence, qui a pourtant obtenu en 2011 l’important prix littéraire de la Mamounia. Même après le prix, il était impossible de le trouver dans une librairie marocaine. « Cette affaire a suscité un tollé dans les milieux intellectuels et une pétition, lancée par le poème Abdellatif Laâbi sur le site Culturetoute.com, avait recueilli près d’une centaine de signatures. Mais cela n’a pas suffi et le livre n’a eu aucune vie en librairie. »

Or les faiblesses de l’édition, le fait que les éditeurs et les libraires ne soient pas structurés autour d’associations fortes ont des conséquences sur ce qui se publie au Maroc. Seul un millier de titres par an y paraît (contre 60 000 titres en France et 10 000 en Égypte) et les livres publiés traitent de questions locales, peu ouvertes sur l’international. Le livre de Kenza Sefrioui évoque des initiatives citoyennes conduites pour résister à cet état de fait, mais elles peinent à se maintenir dans la durée. Tant que le livre restera un objet lointain, parfois inaccessible, le développement intellectuel et artistique du Maroc sera ralenti.

Trois questions à Kenza Sefrioui

Kenza Sefrioui, Le Livre à l’épreuve. Les failles de la chaîne au Maroc. En toutes lettres

Votre livre fait l’analyse de la situation plus que difficile du livre au Maroc. Comment les choses peuvent-elles changer selon vous ?

La situation actuelle, marquée par un manque dramatique d’infrastructures donnant accès au livre – même pas 600 bibliothèques publiques pour 34 millions d’habitants –, est la conséquence de plusieurs décennies de dictature. Depuis les années 1960, le pouvoir a tout fait pour éradiquer les lieux où pouvaient s’élaborer une pensée critique, et la culture a évidemment été une des premières cibles de cette politique.

Pour l’instant, c’est essentiellement la société civile qui tente de remédier à ces lacunes. Il y a de nombreuses initiatives citoyennes, mais elles sont fragiles, fragmentées et manquent cruellement de moyens. Mais il n’y aura d’évolution significative que lorsque nos pouvoirs publics adopteront une politique beaucoup plus dynamique, impliquant les responsables à la Culture, à l’Éducation nationale, à la Jeunesse et aux Sports, etc. Cela devrait être une priorité nationale, car le coût de l’absence d’accès au livre et à la lecture publique est terrible en termes de développement social et humain.

Vous avez fondé une maison d’édition, En toutes lettres. Est-ce un geste militant ? Comment définiriez-vous vos combats ?

Hicham Houdaïfa et moi avons créé En toutes lettres après la fermeture du Journal hebdomadaire. Nous voulions continuer à faire du journalisme d’investigation, ce qui devenait difficile vu les évolutions de la presse. D’une part, après 2010, il y a eu un net recul de la presse indépendante, et des moyens dont celle-ci disposait pour permettre à des journalistes de se consacrer à des enquêtes d’envergure. De plus, la montée en puissance du numérique a eu pour conséquence le raccourcissement des articles au profit de l’image. C’est pourquoi nous avons pensé que de petits livres permettrait de faire ce travail et aussi de donner plus d’ampleur dans le temps au plaidoyer qu’ils porteraient pour les causes abordées (femmes, situation du livre…) C’est le propos de la collection Enquêtes, que dirige Hicham Houdaïfa.

Par ailleurs, nous avons lancé, en partenariat avec la Fondation HEM, qui organise depuis vingt ans une université citoyenne ouverte à tous, une collection intitulée Les Presses de l’Université Citoyenne, dirigée par le journaliste et essayiste Driss Ksikes. Cette collection a pour but de diffuser auprès du grand public la recherche récente en sciences sociales et humaines, et une culture du débat et de l’esprit critique. Le premier ouvrage que nous y avons publié en 2014, Le Métier d’intellectuel, dialogues avec quinze penseurs du Maroc, de Fadma Aït Mous et Driss Ksikes, a eu le prix Grand Atlas en 2015 et en est à sa 4e impression. Enfin, nous venons de lancer avec Hind Tak-Tak une collection Droit et citoyenneté pour faire connaître droits et devoirs à nos concitoyens. Nous avons choisi de travailler essentiellement par collection, afin d’approfondir dans chacune une méthode. De toutes façons, faire de l’édition au Maroc est une démarche militante, en raison de la désorganisation de la chaîne du livre et de la faiblesse du marché. Pour chaque livre, nous devons organiser de nombreuses rencontres, faute de quoi les ventes ne peuvent pas décoller.

-Pourquoi proposer un festival off, en marge de l’invitation officielle du Maroc au Salon du livre de Paris ?

L’idée d’un off est venue de la volonté de faire connaître à un plus large public les œuvres et les auteurs du Maroc. Livre Paris est en effet une grande manifestation commerciale dont le coût élevé fait chaque année l’objet de critiques. Nous souhaitons aller à la rencontre des lecteurs parisiens et franciliens dans des lieux plus accessibles et plus conviviaux, les librairies indépendantes, que nous voulons aussi remercier de leur soutien tout au long de l’année.

De plus, cette invitation est une opération de diplomatie culturelle fortement teintée de considérations politiques, et nous souhaitons échanger et débattre en toute liberté.


À lire également, l’entretien que Mohammed Bennis a donné à Tiphaine Samoyault.

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