Alors que le Maroc est l’invité du Salon du livre de Paris qui s’ouvre le 23 mars, En attendant Nadeau a choisi de faire entendre des voix singulières, loin de la diplomatie culturelle. En plus du programme du festival off, et d’un point sur la situation réelle du livre au Maroc, à partir de l’ouvrage de Kenza Sefrioui, Le Livre à l’épreuve, nous vous proposons cet entretien avec le poète Mohammed Benis.
Mohammed Bennis a publié quinze recueils de poèmes, des études qui ont fait date dans la poésie marocaine et la poésie arabe moderne, des textes et des traductions, en particulier La Blessure du nom propre d’Abdelkabir Khatibi, La Rumeur de l’air (œuvres poétiques) de Bernard Noël, Tombeau d’Ibn Arabi suivi de Les 99 Stations de Yale d’Abdelwahab Meddeb, Un coup de dés de Stéphane Mallarmé, publié dans une édition bilingue avec Isabelle Checcaglini et Bernard Noël chez Ypsilon éditeur à Paris en 2007).
Il a fondé, en 1974, avec Mostafa Mesnaoui, la revue Attakafa el-Jadida (La Culture nouvelle) qui a joué un rôle important dans la vie culturelle au Maroc. Attakafa el-Jadida a été interdite en janvier 1984 pendant les émeutes de Casablanca. Puis, en 1985, il a créé les Éditions Toubkal dans le but de participer à la modernisation de la culture au Maroc. Mohammed Bennis est également, en 1996, membre fondateur, avec Mohammed Bentalha, Hassan Nejmi et Salah Bousrif, de la Maison de la Poésie au Maroc. Poète engagé, il est l’un des signataires du « Manifeste pour la démocratie », publié par des intellectuels marocains lors du « Mouvement du 20 février », en 2011.
L’œuvre de Mohammed Benis est traduite dans de très nombreuses langues. Parmi ses recueils traduits en français, citons Désert au bord de la lumière (Al Manar, 1999, trad. Abdelwahab Meddeb), Fleuve entre deux funérailles (L’escampette, 2003, trad. Mostafa Nissabouri), Lieu païen (L’Amourier, 2013, trad. Bernard Noël). Préfaçant Le Don du vide (L’Escampette, 1999) qu’il a également traduit en collaboration avec l’auteur, Bernard Noël dit de lui qu’« à côté d’Adonis et de Mahmoud Darwich, Mohammed Bennis a construit une œuvre qui ne doit qu’à la recherche patiente de sa propre justesse d’être devenue exemplaire au milieu de la langue arabe. Elle y porte déjà un avenir qui la rend fondatrice. »
Vous écrivez de la poésie arabe moderne. Est-ce vous inscrire dans une tradition ?
La poésie arabe moderne est devenue une tradition : depuis près d’un siècle que les poètes arabes ont commencé à renouveler leur vision de la poésie, leur rapport à la langue, aux règles de l’écrit du poème, ils se sont ouverts à la poésie moderne dans une relation constante avec la traduction et l’apprentissage des autres langues et leur ouverture à d’autres traditions poétiques : l’anglais et le français ont joué un rôle déterminant pour ouvrir les poètes à la poésie internationale.
La poésie arabe ancienne est très riche ; le poète moderne n’en refuse pas les formes, mais le rôle qui lui a été assigné par le pouvoir politique durant la période islamique. Dans la période antéislamique, le poète était l’homme de la première parole, il détenait le pouvoir de la parole. Avec l’Islam, le Coran la lui a enlevée. Mais au cours des siècles, les grands poètes n’ont jamais été soumis à cet ordre : d’où des moments de conflits entre des grands poètes et le Coran comme Abu Nawas, Abu Tammam, Al Mutanabbi et Abu Ala al-Maâri.
Avec la modernité, la première chose que le poète a défendue, c’est son autonomie par rapport au pouvoir politique et le retour au poète prophète.
Les premiers auteurs qui m’ont marqué sont Khalil Gibran, homme de prose et de poésie, Abou el Kacem Chebbi et l’Irakien Badr Chakir Essyab, puis Adonis, qui a été un point de non-retour pour moi dans une expérience poétique ouverte sur la pensée, la mystique et l’aventure dans l’écriture. Après ces maîtres, nous avons réussi à faire de la poésie moderne une parole première, à la fois chant et critique. La poésie est nécessaire à la pensée critique. L’éloge de la révolution, dans les idées et dans les formes, a été fait par des poètes.
Comment la question de la langue s’est-elle posée pour vous ?
Au début des années 1950 sont apparus les premiers écrivains marocains de langue française (Driss Chraïbi, Laâbi). Ils avaient été formés par l’école marocaine mais ils ont écrit en français et ont théorisé ce choix de langue en disant que l’arabe était une langue figée, peu apte à être moderne, une langue traditionnelle et traditionaliste. Même si j’ai beaucoup appris de ce mouvement (qui restait mouvement d’élite), il m’apparaissait que l’on pouvait libérer la langue arabe de l’intérieur. Pour moi, pour ma génération, il fallait d’abord briser le mur de rupture totale qui s’était édifié entre l’arabe et le français dans ce pays. C’est pourquoi j’ai commencé par traduire certains de ces écrivains (Laâbi, Khatibi, La blessure du nom propre) parce que j’avais le sentiment que, si on voulait vraiment révolutionner la langue arabe, ce n’était pas en la laissant entre les mains des traditionalistes. Il fallait exercer la violence dans cette langue elle-même, par la traduction, par la poésie.
En écrivant de la poésie, on ne se place sous aucune tutelle. La langue a été révolutionnée par quantité de poètes arabes. Et nous avons la capacité de faire ce qu’on veut de notre langue.
Ce qui est triste, c’est que le français est devenu la langue du prestige et du profit au Maroc après l’indépendance. Écrire en arabe ne voulait plus rien dire. Tu étais rejeté, exilé, sans parole dans ta société même. C’est un drame que nous vivons encore.
Comment avez-vous fait pour vous faire reconnaître malgré cette exclusion de fait ?
J’ai compris qu’il fallait dialoguer avec le monde. Ma langue est aussi celle des poètes français. En traduisant le français en arabe et en écrivant en arabe avec un esprit moderne, je pense que j’ai changé quelque chose. J’ai fondé la revue al Jadida qui est parvenue à un tirage de 10 000 exemplaires, qui est devenue une référence pour la jeunesse de l’époque.
Puis nous avons fondé les éditions Toukal. Nous participons à la modernité de la culture arabe dans ce pays, même dans le monde arabe. On a traduit Derrida, Kristeva, Jakobson…
Mais il reste vrai que nous sommes entre deux murs dans ce pays : le mur du fanatisme religieux et celui de la francophonie. Aucun des deux ne nous laisse nous ouvrir sur le monde. Je suis un anti-francophone déclaré. J’ai écrit un texte récemment à l’occasion du Salon du livre : je ne suis pas contre la culture française mais je veux libérer le français de la francophonie. La francophonie a pris le français en otage. C’est un esprit qui n’a rien à voir avec les créateurs français. Les grands créateurs, ce sont ceux qui apprennent d’autres langues pour enrichir leur langue. Je suis attaché à la culture française pour interroger ma propre culture, revisiter les expériences poétiques et les courants d’idées, c’est notre moyen pour résister dans un monde enfermé.
Vous êtes proches de nombreux poètes français, Bernard Noël, Michel Deguy… Avec eux vous ne sentez pas le mur ?
Oui, avec eux, je sens le contraire du mur. Mon dialogue permanent avec mes amis poètes français a toujours été un sens ouvert dans les deux langues et un partage des idées. J’ai des amis dans d’autres langues, en Espagne, en Allemagne, en Turquie.
Parmi ceux qui, dans mon pays, ont fait le choix d’écrire en français, je fais une différence entre ceux qui font de la culture arabe une base de leur écriture en français (Khatibi, Meddeb) et ceux qui rejettent toute cette culture et travaillent dans un espace que je ne peux pas définir. Avec ceux-là je ne peux pas discuter. Ils n’apportent rien, ni pour le français, ni pour l’arabe. C’est pourquoi je parle des âges de la modernité, qui nous permettent de voir autrement le monde aujourd’hui et la situation aussi bien des langues que des cultures. Oui je suis marocain, conscient de la situation culturelle qui a encore du mal à sortir de ses dogmes, et un poète ouvert sur le monde. Je ne suis pas conditionné par la situation de mon pays.
Voyez-vous la traduction comme une expérience du déconditionnement ?
Oui, et je vais vous parler d’une expérience décisive que j’ai faite dans ce sens. La poésie en tant qu’expérience dans la langue et de la langue m’a mené vers Mallarmé et Un coup de dés. Après ma découverte du poème au début des années 1980, je n’ai cessé de lire et de relire le poème et ce qui avait été écrit sur le poème, considéré comme intraduisible en arabe. Un jour, lors d’une rencontre avec eux, Bernard Noël et Isabella Checcaglini m’ont incité à traduire Un coup de dés. J’ai compris cela comme un appel que j’attendais depuis fort longtemps. Et comme tout croyant à l’invisible, j’ai répondu « oui, je traduis », sans mesurer les conséquences de cette décision folle que j’ai prise. Mais je n’ai pas été déçu, car j’ai commencé à travailler sérieusement en faisant de la modestie ma boussole et mon chemin.
Petit à petit, le poème en arabe a pris forme d’une manière inattendue. L’idée de Bernard Noël était au départ que ce poème avait besoin d’un miroir, d’un renversement dans une autre langue pour voir ce qu’il pouvait nous dévoiler. Et j’ai été surpris par le fait que le jeu de miroir n’était pas un reflet, mais une apparition, silencieuse, qui se concrétisait dans le poème et dans la langue. En respectant la poétique de Mallarmé, qui repose à la fois sur l’archaïque et la création, je suis arrivé à faire de ce poème en arabe un poème mieux adapté à l’arabe qu’au français (ce que j’explique dans mon « journal de traduction » publié avec le poème et un article publié dans le troisième numéro des Études Stéphane Mallarmé sur « Mallarmé et la culture arabo-islamique »). Cela peut vous paraître bien prétentieux ! Mais je ne dis que ce que j’ai fait, ni plus ni moins.
Je crois que la traduction de ce poème en arabe a fait événement dans le monde arabe. Les gens ont été frappés de voir comment un poème pouvait réclamer autant d’efforts, autant d’explications (j’ai aussi fait la collecte de toutes les traductions existantes dans le monde… à l’exception de la japonaise que j’aimerais bien avoir cette année). Le travail de l’édition bilingue nous a aidés à donner forme à ce poème et a montré combien nous sommes proches, combien le dialogue entre nos deux cultures est présent dans les grandes œuvres européennes (à travers Dante, Goethe, Mallarmé…). On pourrait citer aussi Le Fou d’Elsa, d’Aragon, entièrement basé sur la culture arabe. Il a fait un travail considérable, grâce, c’est Jean Ristat qui me l’a dit un jour, à des amis communistes de Fez, qui lui ont montré quantité de documents sur la civilisation et la culture arabe et andalouse.
Nous vivons dans un moment difficile où il est bon de rappeler que les intellectuels et les écrivains de nos deux cultures peuvent reproduire ces moments de dialogue dans la profondeur à la fois du poétique et du savoir. Je considère que l’avenir du français au Maroc est étroitement lié à la modernisation de la langue arabe. Et la modernisation de la langue arabe contribuera au dialogue entre nos deux cultures.
Propos recueillis par Tiphaine Samoyault