Un promeneur avisé

« Zêtre  (Être ou ne pas Zêtre). Pas zêtre, il y a des jours où c’est tentant, vu la difficulté d’être », écrivait Ludovic Janvier


Ludovic Janvier, Apparitions. Brèves. Gallimard, 284 p., 20 €.

Paris par cœur, Fayard, 352 p., 19 €.


D’ascendance haïtienne et française, poète, essayiste, romancier, né « natif » en 1934 à Paris dans le XIVe arrondissement, mort le 18 janvier 2016 dans la ville qu’il n’a cessé d’arpenter, d’étreindre, en promeneur érudit avisé, à l’errance, au gré des humeurs, parfois euphorique, en passant distrait ou attentif « se déplaçant dans le regard », comme prêt à saisir la vibration de l’air, Ludovic Janvier a passé la plupart de son temps à chercher les mots qui diraient, respiration mise à part, le plus clair de sa vie.

Sachant pourtant que, pour celui qui fut l’inventeur d’un genre : les « brèves », – Apparitions, Brèves fait suite aux trois volumes de Brèves d’amour parus chez Gallimard, en 1993, 1996, 2004 –, rien n’est jamais assuré. Il fut le traducteur de Watt avec Samuel Beckett en 1969, Beckett dont il fut le premier exégète (Pour Samuel Beckett, Minuit, 1966). Il a aimé la boxe, comme Pierre Reverdy ; il aima le vélo, le football, la peinture, et la musique, plutôt jazz ou voix rythmés, telle l’Indian Summer de Coleman Hawkins qui, « par le souffle du sax vous entraîne au plus léger de la profondeur où il n’y a plus ni genre ni voix, mais le déchirement par la musique même, le swing de vouloir, la respiration d’être » : mais il avoue aussi que « rien de ce que j’ai fait jusque-là (écrit, dit, publié) ne me justifie, ni ne m’assure. Je dois faire mes preuves à chaque mot. [..] Mon commencement, je le recommence à chaque ligne, à chaque phrase, à chaque page. »

Comme si cet infatigable marcheur, qui savait l’urgence malicieuse de chaque coup porté, n’avait eu de cesse, et « mortel et joyeux », de transformer l’évidence même d’une sorte d’« imposture » initiale en épiphanies non trompeuses, (« sincère ou menteur, l’écrivain ? — Obligé d’être sincère s’il veut bien mentir »), condensé des manifestations d’une réalité cachée. Autant d’apparitions, certes consolatrices, proches, bien que « sous l’occupation du chagrin », mais qui ne réparent pas entièrement l’abandon paternel, le fait d’être né « non né ».

Ainsi, De la vie d’un vaurien de Joseph von Eichendorff, « aus den Leben eines Taugenichts, c’est le seul titre vrai que je connaisse, me concernant » notait-il dans Brèves d’amour en 2004. Ce qui se joue dans les deux derniers livres, posthumes, entre nouvelles, monologues, et abécédaire inventif de Paris, prolongent de façon éclairante le motif.

Autrement dit, si Paris « capitale de l’écoute […] et des ombres fugaces », s’inscrit à l’aune d’un pari pascalien : où le « (t)itre (Remettre son t. en jeu) », voire le « Pseudonyme : Ludovic Janvier », sont devenus titre reconquis, ou pseudonyme reconnu, les voix, figures, portraits, scènes, événements décrits apparaissent à leur tour comme autant de présences réelles ou rêvées, une vraie poignée du monde.

Effets d’un art littéraire achevé, plaisir du lecteur qui relit silencieusement ceci : « ton aurore reste à venir, ton aurore une fois venue tu chanteras juste, tu ne feras même plus l’étonné, plus d’étonnement puisque tu seras toi, c’est pour demain, l’énorme demain qui se prépare avec ou sans vouloir, grand ouvert par les échecs accumulés avec ce bel entêtement qui est le tien, autant d’échecs autant de promesses, autant de promesses autant de desseins, autant de desseins autant de paris ».

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