Un roman d’éducation

Devenir une « people » exige un long apprentissage. Celui de Nicole Sauxilange tourne court mais elle aura quand même eu le temps de poser nue. Ce qui est une forme de réussite quand rien ne vous y préparait. Résumer ainsi Un beau début d’Éric Laurrent est une façon d’aller vite, trop peut-être.


 Éric Laurrent Un beau début. Éditions de Minuit, 208 p., 15 €


Eric Laurrent à Guéret dans la Creuse

Eric Laurrent à Guéret dans la Creuse

Lire Éric Laurrent consiste d’abord à accepter un rythme : celui de ses longues phrases raffinées, élégantes jusqu’à la préciosité. Afin de ne pas nous répéter et de ne pas tomber dans le cliché le concernant, disons que jamais cette écriture qui oblige à attendre n’a été plus justifiée que dans Un beau début. C’est le plus souvent dans sa dernière partie que la phrase contient l’élément qui fait avancer l’intrigue, puisque intrigue il y a, que voici. Nicole Sauxilange naît en juillet 1966 à Clermont-Ferrand. Comme le narrateur lui-même dont elle est la jumelle astrale. Mais pas que, nous y reviendrons. Elle passe son enfance entre la métropole auvergnate et Courbourg, village fictif dans lequel se déroulait déjà À la fin et Les découvertes du même auteur. Elle est la fille de Suzy, une jeune rebelle qui a rompu avec Mado et Max Turpin, deux dévots chez qui la petite Nicole vit parfois, quand sa mère fait la route, dans les années soixante-dix. Au début, Nicole veut devenir une sainte. Elle passe son temps à l’église, prie chez elle ou chez sa mère qui supporte mal ses disques des Petits chanteurs à la croix de bois. Adolescente, cette foi devient croyance aveugle en l’image, et d’abord l’image de soi, la célébrité. Nicole rêve de devenir une star. Elle connaîtra un beau début en posant nue, pour un magazine coquin sous le nom de Nicky Soxy, en 1981. Et l’on trouvera sa photo en quadrichromie affichée dans la cellule de prison qu’occupe un certain Robert Malbosse, sans doute son père qui l’ignore, ou contemplée sous les draps par un adolescent prénommé Eric, à Clermont-Ferrand…

On l’aura compris, ce roman malicieux, souvent drôle est aussi truffé d’indices, de signes, de références lisibles ou cachées dont on se régale. Si l’on ne connaît pas Éric Laurrent, cette découverte constitue sinon un beau début, du moins un bon début. On y retrouve sa fascination pour la beauté féminine et pour sa représentation. L’écrivain aime au moins autant la peinture Renaissance (et L’enlèvement des Sabines de David) que les photos les plus « ordinaires ». Ses descriptions précises, et notamment celle qui ouvre le roman, s’attachent au moindre détail, disent une fascination et un goût jamais démenti depuis l’enfance pour l’adjectif rare le plus évocateur. Mais Un beau début, au titre plein d’ironie est aussi une galerie de portraits qui emprunte à la fois aux peintres voyous comme Le Caravage, et à la Légende dorée. C’est d’ailleurs sur ces figures brutales que commence le roman. Chaque chapitre présente un membre de la « famille » (les guillemets s’imposent tant parfois la confusion peut régner). Après Robert Malbosse et Max Turpin, Madeleine Sauxilange, puis sa fille adoptive, Suzy, qui prend de grandes décisions le jour de ses treize ans. Pour la jeune Nicole, les débuts dans la vie parmi ces êtres un peu frustes ne va pas de soi. Ils ne sont pourtant pas caricaturaux, juste assez limités. Ce dont témoignent les paroles au discours direct que rapporte le narrateur. Elles sont drôles, contrastant avec la narration toute en volute et en subtilité.

Nicole, on l’a dit, est la jumelle astrale du narrateur. On lira donc ce roman, pure fiction suppose-t-on, en écho avec Les découvertes paru en 2011. Il s’agissait déjà d’une initiation, celle du narrateur et peut-être auteur, à la beauté féminine, au sexe et à l’amour, à travers les images, et la réalité tangible. Le « je » qu’on trouve quelquefois dans ce roman-ci est celui qui raconte et celui qui fait le lien entre la jeune fille et lui, son éphémère camarade de classe. Le seul vrai point commun entre Nicole et « Éric », c’est l’origine sociale : tous deux sont issus d’un milieu populaire, tous deux marqués par un certain catholicisme. La mère des Découvertes collectionnait les numéros de La vie catholique, les conservant dans le grenier ; il en faisait un usage très personnel, pour cacher ses magazines…

Un beau début, plus que Les Découvertes, est le roman d’une époque. Tout commence dans la grisaille des années De Gaulle, sans trop de références au temps. Puis on entend Jimi Hendrix qui transformera le destin de Suzy, l’éternelle rebelle devenue « consciente » sur le plan politique, on voit Nadia Comaneci à la télévision, Nicole chantonne « Reality », le groupe suédois ABBA connaît un triomphe, la chanson fétiche de La Boum et la langue est peu à peu truffée de « c’est pas mon trip » et autres expressions passées, comme les couleurs. Et pourtant, on n’est pas prisonnier d’une époque : Un beau début ne joue pas comme miroir de ces années qui se closent avec l’arrivée de Mitterrand au pouvoir. Le roman reprend l’éternelle histoire de Narcisse, mourant de se contempler dans un miroir d’eau, celle de Nana dont le corps triomphe un temps, celle d’Emma Bovary qui rêve de langueurs en Italie. C’est un roman d’apprentissage et l’histoire, si balzacienne dans son motif, d’une provinciale montant à Paris, qui plus est sur les Champs-Élysées.

Incidemment, on apprendra que Nicole est morte, conservant sur elle ses chaussures. Quand, pourquoi, on l’ignore. À chaque lecteur de donner son explication.


Crédit pour la photo à la une : © Jean-Luc Bertini

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