Il y a des histoires dont il faut patiemment tourner les pages pour les comprendre. C’est le cas de celle de Radio FG – deux initiales dont certains ont déjà oublié ce qu’elles voulaient vraiment dire – et de ce livre-somme que lui consacre l’artiste et photographe Olivier Degorce.
1981 en France : les ondes se libèrent et, alors que tout le monde se bat pour obtenir une place sur la bande FM, l’association Fréquence Gaie y parvient et se trouve une safeplace pour une radio du même nom. Leur idée ? Devenir la première radio gay à émettre en continu, pour informer, faire danser sur de la musique joyeusement généraliste et s’adresser, via des émissions de libre antenne et de fougueuses petites annonces, à la communauté homosexuelle. C’est le début d’une première époque, inoubliable mais fragile. À force de crises et de débats, la radio change de tête. Elle est reprise par le magazine Le Gai Pied pour deux ans à peine et frôle la fermeture en 1989.
Elle est sauvée par Henri Maurel, un homme qui croit que cette radio et ses deux lettres sont capitales. Il faut faire de celle qu’on appelle désormais Radio FG un espace de luttes dansant, vivant et pluriel, à l’image de la vie et des nuits d’une jeunesse queer. Pour elle, les années 1990 se passent là où l’on peut installer des platines, un système son et où l’on ne juge pas méprisables la techno, la house et toutes les cultures qui vont avec. Il faut être en club, en teuf, en rave donc, chez les disquaires spécialisés, en manif parfois, mais aussi sur les ondes de cette radio qui devient un outil d’organisation collective. Évidemment, pour cette jeunesse, être une fréquence gaye c’est aussi être politique – c’est nommer les répressions et les oppressions, consacrer des espaces de prévention et de conversation sur le VIH et se battre pour une égalité des droits. Des principes qui vont guider la radio jusque dans les années 2000.
Voilà l’histoire si on veut la résumer. Mais si on veut la saisir vraiment, pour en mesurer l’importance et ressentir ce qu’il reste encore aujourd’hui de ses vibrations, il faut se plonger dans les presque 500 pages de cette bible qui raconte Radio FG de ses débuts pirates à son apogée à la fin des années 1990.

À la fois album photo d’une famille élargie, fanzine collector, recueil de mémoires et totem de commémoration, cette œuvre a le charme des journaux intimes et la rigueur d’un objet savant. Elle a été fabriquée – on ose le verbe tant le livre est un collage audacieux et minutieux – par Olivier Degorce, un acteur, témoin et photographe de cette époque-là.
À chaque page, on imagine les cartons qu’il a fallu fouiller pour retrouver autant de flyers de soirées, de photos personnelles, de coupures de journaux, de unes de magazines ou de grilles de programmes. Ici, les archives sont inédites, charmantes et non officielles. Elles ne lissent ni les excès ni les extravagances de l’époque, et c’est d’ailleurs ce qui les rend précieuses. Avec elles, on croit se souvenir d’une époque où l’on ne se demandait pas – au moment où l’on vivait – si tout ça marquerait l’histoire. Et d’ailleurs, si tous les témoins dessinent un âge d’or de la musique et des fêtes mythiques (une rave à l’Aqualand de Gif-sur-Yvette, les premières soirées Respect, une Rave Age au fort de Champigny, la première Techno Parade), ce n’est pas pour dire qu’ils y étaient. C’est pour nous raconter ce qu’ils y ont vécu d’incroyablement fort.
On sent les tas de souvenirs qu’il a fallu d’ailleurs secouer et croiser. C’est une des vertus de ce livre qui multiplie les témoignages d’animateurs, de journalistes ou de DJ (Pedro Winter, Jean-Yves Leloup, Jack Lang, Michel Poulain, Estelle Lemaître, Christophe Vix, Michel Pilot ou Didier Varrod) et donc les points de vue sur une même histoire, les vingt premières années d’une radio irrémédiablement libre.
Si les détails et les propos parfois se répètent, c’est qu’il y a une vertu à distinguer les expériences singulières qui naissent au milieu d’aventures si collectives. Ce sont presque des variations sur un même thème, qui rendent ce livre encyclopédique mais sensible. Et il est passionnant d’observer comment en partant d’un même point, un studio de radio par exemple, des vies peuvent ensuite diverger.
La force de Radio FG tient aussi à un manque que le livre comble sans qu’on ait à y penser : une bande-son. Et s‘il est audacieux de raconter les premières vies d’une radio en lui coupant le son, on comprend finalement que ce n’est pas tant d’effervescence musicale ou de créativité radiophonique qu’on parle ici, mais d’un mouvement culturel, social, sexuel et des vies intimes de tous ceux qui l’ont porté.
Lorsqu’on referme l’ouvrage – qui est de ceux que l’on ne termine jamais vraiment –, on ne peut s’empêcher de ressentir ce qu’un affreux néologisme a tenté de désigner : de la faustalgie. Car même si nous n’avons pas vécu cette jeunesse et cette époque révolutionnaire, elles ont de quoi nous manquer.
