Les éditions Dépaysage publient des articles méconnus ou oubliés de l’écrivain polygraphe Jacques Lacarrière (1925-2005), s’échelonnant entre 1963 et 2004. Fidèle à son tropisme, Lacarrière nous entretient de la vie culturelle grecque. L’assemblage de ces vignettes dessine une trajectoire philhellène et offre de jolies perspectives sur la culture grecque moderne.
Sous l’Empire ottoman existait une classe d’interprètes, polyglottes entre deux mondes, portant le nom de « drogmans », reformulation toute balkanique du français « truchement ». Ces hommes rendaient lisibles les complexités locales aux étrangers de passage. Généralement, la Sublime Porte les recrutait au sein des populations grecques. Sans doute parce que, étant chrétiennes, elles se rattachaient à l’Europe par ce côté. Peut-être aussi en raison de la nature diasporique d’un peuple dont on retrouvait des représentants aussi bien dans le port de Marseille qu’à la cour du tsar en passant par Trieste. Le cosmopolitisme, déjà, les accompagnait. Passeurs d’une rive à l’autre, les Grecs le démontrèrent aussi comme marins, et sans les équipages de l’île d’Hydra il était impossible aux « Francs », les Européens, de naviguer à travers l’Archipel, ces chapelets insulaires de l’Égée.
Ce peuple de la mer du milieu faisait le passage d’un monde à l’autre, de l’Europe à l’Anatolie. Médiateurs nés, ils se firent connaître eux-mêmes par d’autres médiateurs : les écrivains voyageurs européens qui recherchaient l’Antiquité chez les Grecs. Parmi ces voyageurs écrivains, l’un des derniers en date se nomma Jacques Lacarrière. En quelque sorte, il fut l’un de nos drogmans français chez les Grecs. Pour une génération entière, son inoubliable Été grec, paru dans la collection « Terre Humaine », représenta une très populaire porte d’entrée dans ce pays si visité et si mal connu. Lors de sa publication en 1976, il était pourtant déjà périmé, retour de voyages et de séjours des années 1950-1960, pendant cet étrange point d’équilibre entre les décennies tragiques et l’entrée dans la modernité, l’Europe, l’industrialisation du tourisme. L’ouvrage reste bouleversant et il fit connaître son auteur, qui avait déjà écrit sur le monachisme orthodoxe et devait continuer à écrire jusqu’au début des années 2000 entre journalisme, érudition et roman. Ses incursions dans des sujets variés ne l’empêchaient pas de laisser la Grèce au centre, préoccupation, joie d’une vie.
Le présent recueil compile une trentaine d’articles publiés dans des journaux allant de La Quinzaine littéraire à L’Express, Le Monde ou des revues spécialisées. Soit près de cinquante années de « papiers », permettant de prendre la mesure d’une trajectoire et d’un certain regard posé sur ce pays, son peuple, ses écrivains particulièrement. Il y a là comme une histoire culturelle sauvage de la seconde partie du XXe siècle grec. On distingue de vrais foyers, Georges Séféris notamment, défendu du début à la fin, et une certaine tendresse pour les héros de la guerre d’Indépendance de 1821, mais aussi Elytis, Ritsos. Le propos est celui d’un défricheur, ou déchiffreur, attirant l’attention du lectorat français sur les écrivains Kostas Taktsis, Vassilis Vassilikos, Nikos Pentzikis, figures des lettres démotiques et européennes.

Lacarrière rappelle la dilection grecque pour la nouvelle, signale l’existence d’une école littéraire de Thessalonique, clarifie des aspects de la guerre civile, se range du côté des intellectuels censurés par la junte (1967-1974), et prend parti, avec beaucoup de netteté, contre l’absence d’épuration de l’appareil d’État à la chute de ce régime. Parfois, il nous entraine dans une petite ville montagnarde du Nord, où le temps a passé différemment, parfois il nous emmène à Chypre et documente le désastre des populations grecques chassées de leurs terres. Toujours, on sent qu’il veut passionnément partager ses lectures et les faire aimer. Ses analyses ne sont pas celles d’un chercheur mais d’un médiateur, un pied là-bas, l’autre ici, sur la même terre, jamais en surplomb du public ou de ces écrivains qu’il connaissait souvent personnellement. Dans un de ses derniers articles, il notait sans amertume que, sur le million de touristes français en Grèce, à peine un sur mille manifestait la curiosité de lire des auteurs grecs.
Et pourtant, Lacarrière avait connu les grandes heures de la traduction d’ouvrages grecs en langue française, du temps où Gallimard (dans les années 1960) accomplissait ce sérieux travail d’édition, aujourd’hui éclaté entre plusieurs petites maisons méritantes, en butte au provincialisme français et à son amour pour les littératures de langue anglaise. Sous cet angle, il y a là une sorte d’histoire de la littérature grecque moderne, à travers le prisme de sa réception par le champ éditorial français. L’intérêt des Français pour la littérature grecque se révèle indexé sur l’actualité, guerre civile puis, surtout, junte des Colonels, quand cette littérature revêtait une signification politique. La « crise » grecque entre 2009 et 2015 a confirmé ce phénomène. Mais, pour reprendre le titre d’un roman de Chronis Missios, Toi au moins, tu es mort avant, Lacarrière est mort en 2005. Au cours de ces récentes années terribles, sa voix a manqué.
L’intérêt pour la Grèce fluctue au cours des décennies, et l’auteur lui-même n’y échappe pas tout à fait, son attention se faisant de plus en plus visible pour l’Antiquité une fois passés les remous consécutifs aux années 1960. C’est là un trait tout à fait frappant de la position de Lacarrière, son intérêt égal entre Grèce antique et Grèce moderne, et son projet de mettre en relief un continuum entre ces deux mondes, faisant saillir les permanences plus que les ruptures. D’où, aussi, ses retours de décennie en décennie à Makriyannis, ce général de la guerre d’Indépendance, paysan illettré et auteur de géniaux Mémoires où perce la conscience confuse et magnifique d’être de la même lignée que les Hellènes de jadis.
Le recueil alterne donc entre des plongées dans la culture grecque du XXe siècle et des notes critiques sur Florence Dupont ou Claude Mossé, notamment. L’ensemble est toujours agréable, mais l’on se permettra de trouver les considérations sur la Grèce vivante plus pénétrantes que celles sur Hérodote, autre grand sujet de Lacarrière. De manière à la fois distrayante et attendue peut-être, ses analyses se révèlent teintées par l’époque de l’écriture. Ainsi, au cours de telle recension d’ouvrages sur Socrate, ce dernier apparaît comme un dissident, 1987 oblige… Incidemment, on sent que l’intérêt des Français s’est déporté plus au Nord, vers l’Europe centrale et ses luttes d’alors.
Par endroits, ces articles pourront paraître superficiels, trop rapides, opérant par brefs coups de projecteurs, mais n’est-ce pas là le lot de tout article critique ? Curieusement, le travail éditorial ne fait aucune mention des traducteur-ices des nombreux ouvrages grecs cités. Et cela dans un recueil consacré à un auteur connu pour ses traductions !
Il n’empêche, l’ouvrage mérite d’être lu, non par d’absolus néophytes, mais par les lecteurs ayant déjà manifesté de la curiosité pour ce monde grec, à la fois étroit et allant profond comme une épine d’oursin, pour reprendre Séféris. Tout le caractère allusif de ces textes est compensé par l’enthousiasme amoureux du ton : il donne le désir d’aller lire ou de se replonger, d’avancer plus profondément dans ce cosmos, une fois la porte ouverte par cet incomparable drogman.
