Dans une langue enlevée mais confuse, Asma Mhalla tente de décortiquer la nature du lien qui unit le pouvoir trumpiste aux tycoons libertariens de la Silicon Valley. Les phrases s’emmêlent les unes aux autres dans une accumulation qui finit parfois par nous décontenancer. Pourtant, l’ouvrage a été jusqu’ici plutôt bien accueilli par la critique. Comment le comprendre ?
Cyberpunk rencontre un certain succès depuis sa sortie il y a un peu plus d’un mois. Il a été plusieurs fois réimprimé et figure dans le classement des meilleures ventes d’essais depuis quelques semaines. Après sa lecture, nous sommes étonnés d’une telle audience. Cela s’explique tout d’abord, et c’est tant mieux, par la peur légitime que suscitent dans la société française les magnats de la tech qui entourent Trump.
Disons aussi qu’un de ses atouts est certainement son ton, vif et rapide. L’ouvrage est très économe en appels de notes et loin d’être alourdi par sa bibliographie finale. L’autrice fait le récit des conditions de la rédaction de l’ouvrage et des différentes étapes traversées durant l’écriture. Elle assume en pointillé un regard situé. Ce faisant, elle articule un texte à la longueur calibrée qui nous prend par la main – bien que, de temps à autre, ce soit pour nous emmener dans des arrière-cours nébuleuses.
Énumérons, ensuite, ce avec quoi l’on ne peut qu’être d’accord. Certes, la pensée des tech bros va dans le sens d’un dépassement de toutes les limites (institutionnelles, matérielles, humaines) qui étaient jusqu’ici fixées par les sociétés et les démocraties occidentales. Effectivement, le pouvoir des GAFAM, d’une nature inédite, s’hybride avec la puissance gouvernementale autoritaire propre au trumpisme. Cette nouvelle évolution de la technologie capitaliste avait d’ailleurs déjà été brillamment analysée par Shoshana Zuboff, dans L’âge du capitalisme de surveillance (Zulma, 2018).
Oui, c’est vrai, on peut user du terme de rétrofuturisme pour tenter de comprendre ce qui est à l’œuvre : les trumpistes et ceux qui les entourent construisent leur conceptions du futur à partir d’époques révolues et idéalisées. C’est le cas du Gilded age, cet « âge d’or » du capitalisme monopolistique auquel Donald Trump se réfère volontiers, et aussi, de façon encore plus fantasmatique, de l’Antiquité – les cadors de la Silicon Valley que sont Mark Zuckerberg ou Elon Musk n’omettent jamais de glisser quelques références, plus ou moins codées, à l’Empire romain. Enfin, il est tout à fait exact que la mutation de la politique américaine se comprend mieux à l’aune de la rivalité qui oppose les États-Unis à la Chine.

Cela dit, le concept de fascisme-simulacre nous met mal à l’aise, même s’il est difficile à appréhender pleinement – notamment parce que l’autrice semble se contredire à plusieurs reprises. C’est « une double caricature », nous dit-elle, « celle, excessive et paroxystique, du système qui l’a enfanté et celle du fascisme-origine qui singe ». C’est donc « un simulacre de fascisme ». Elle prend néanmoins la précaution de dire qu’il s’agit d’un simulacre et non d’une simulation. Elle précise que « le fascisme ne fait pas semblant ». Le fascisme-simulacre est à la fois « une structure politique oppressive » et « une mise en scène qui fonctionne indépendamment d’une réalité tangible ». Puis elle précise que cette désarticulation entre structure coercitive et théâtralisation du pouvoir existait déjà dans les régimes fascistes des années 1930. Dès lors, cette disjonction (qui nous paraît, pour notre part, exister dans tous les systèmes politiques quels qu’ils soient) ne caractérise en rien le fascisme-simulacre. Nous ne sommes guère avancés.
Si Asma Mhalla a d’abord affirmé que « les licenciements arbitraires, l’effacement de la science, la politisation de l’appareil d’État » n’étaient certes pas simulés, elle soutient ensuite que « le fascisme-simulacre ne propose aucune révolution, ni même aucune contre-révolution, il est un simulateur de révolution, une révolution de forme ». Or, le trumpisme coche très certainement toutes les cases de la contre-révolution. Lorsque l’on veut bien constater la traque des militants antifascistes ou la chasse menée aux défenseurs du « wokisme », il devient évident que le mouvement MAGA est une réaction à des mouvements attachés à l’émancipation – ne serait-ce pas cela que l’on appelle, par excellence, une contre-révolution ?
Par la suite, on se perd dans des phrases telles que : « Le fascisme est un simulacre de second ordre, où le pouvoir ne se réfère plus à rien d’autre qu’à lui-même, un sur-fascisme mais vidé de sa substance. Une coquille trop pleine (donc vide) de sens. » L’écriture d’Asma Mhalla suscite souvent une impression de flou, d’imprécision terminologique. Il se pourrait bien que ce soit, en partie, la conséquence de préconceptions théoriques qui obligent l’autrice à louvoyer.
On notera ainsi ce chapitre singulier où Asma Mhalla essaie de savoir si les États-Unis peuvent encore être considérés comme faisant partie de l’Occident, si l’on entend celui-ci « comme identité politique construite autour de l’État de droit, des droits humains et de la démocratie libérale comme cadre de référence ». À ses yeux, les États-Unis se seraient auto-exclus de l’Occident, pour intégrer « le post-Occident cyberpunk, un monde où les ingénieurs ont remplacé les penseurs ». Elle ajoute quelques lignes plus tard : « le capitalisme high-tech redevient conquérant, colonial, vorace ».
Difficile, à vrai dire, de voir ici autre chose que des contorsions rhétoriques. Le capitalisme se caractérise depuis son origine par une dimension conquérante et coloniale qui ne l’a jamais quitté. L’occidentalité n’a jamais immunisé aucun régime contre son éventuelle mutation autoritaire. L’autrice préfère poser l’hypothèse, pour le moins audacieuse, que la Chine de Xi Jinping constituerait « le prototype » du nouveau modèle de gouvernance américain.

Peut-être pouvons-nous tenter de comprendre ces étrangetés en partant de la fin de l’ouvrage. Dans le dernier chapitre, intitulé « Liberté chérie », Asma Mhalla nous dit : « La Liberté, donc. Idéal chevillé au corps, je n’écris que depuis cet endroit-là. » Impossible de lire ces mots sans songer au précieux essai de Maggie Nelson De la liberté (éditions du sous-sol, 2022). Nelson nous y disait que le mot liberté « opère un peu comme celui de ‘’Dieu’’, au sens où, quand on l’emploie, on ne peut jamais être tout à fait sûr de ce qu’on avance, ni même de parler de la même chose ». Ce mot de liberté, dont tout nous incite à l’employer avec prudence, l’autrice en a fait un totem.
Ainsi, c’est pour « l’esprit libre » que l’autrice rédige « treize petits exercices » en guise de conclusion. Ce micro-manuel de développement personnel nous dit : « Domptez votre topologie intérieure ». Il prescrit de « petites touches quotidiennes d’hygiène cognitive ». Il n’hésite pas à nous encourager : « Si vous vous taisez, au moins pensez. » Et ne recule pas devant le paradoxe : « Méfiez-vous des ficelles de la communication dite positive et des anesthésies du développement personnel. » Et enfin : « Résistez par le réel, par les corps, la sensualité, les amours, les amitiés, […] le théâtre, le cinéma, les cafés ». On notera que les cafés sont la seule pratique collective (ou quasi) à laquelle encourage ce qui ne se veut pas un manuel de développement personnel.
Or, c’est peut-être là que se situe une des raisons du succès (relatif, certes) que rencontre Cyberpunk, au-delà des qualités intrinsèques que nous évoquions au début. L’essai se dispense de penser en profondeur les porosités entre l’idéologie des gourous de la Silicon Valley et la pensée dominante en Occident. Ce faisant, il se borne à proposer, comme voies de sortie, de petits exercices à usage individuel. Les tech bros sont pourtant le fer de lance d’une des dernières mutations du capitalisme contemporain, dont l’Europe est partie prenante. Dans le dernier chapitre, Asma Mhalla s’évertue à tracer une ligne de partage nette entre leur liberté et la nôtre. Se pourrait-il que ces deux libertés aient quelque chose en commun ? Gageons que poser cette question, un peu plus dense en poil à gratter, n’aurait pas contribué au succès de l’ouvrage.
