Les forêts de la mémoire

Dans Le cri du barbeau, Marius Daniel Popescu propose un texte autobiographique puissant et vertigineux, qui travaille les thèmes du deuil et de la mémoire à travers une temporalité troublée et une écriture sensorielle.

Marius Daniel Popescu | Le cri du barbeau. Corti, 216 p., 21 €

Marius Daniel Popescu est un écrivain roumain atypique.Vivant en Suisse depuis une trentaine d’années, il est l’auteur de deux livres marquants écrits directement en français – La symphonie du loup en 2007 et Les couleurs de l’hirondelle en 2012 –, et de recueils de poésie en français et en roumain. Frappante, hybride, audacieuse, son œuvre ouvre à un territoire langagier assez fascinant. La perspective de son troisième roman est singulière : écrit à la deuxième personne, Le cri du barbeau joue avec les sens possibles de ce choix de pronom. Il s’agit peut-être d’une adresse au lecteur, d’une interpellation qui demande à se projeter dans le personnage anonyme ; on s’attendrait plutôt à ce que ce « narrateur » qui n’en est pas un interpelle l’ami perdu, Alexandre, dont la mort brutale en Roumanie est le point de départ du livre. La deuxième personne produit un effet de suspension, d’incertitude quant à l’existence d’une première personne, et donc quant à l’origine même du récit ; cette incertitude fonctionne peut-être comme un parallèle stylistique à la désorientation, à la dissociation qui accompagne la perte d’un être cher.

Mais, au-delà d’une confusion volontaire des pronoms, on découvre tardivement (et très brièvement) un « je » dans le récit qui restaure une harmonie narrative (et une dimension métafictionnelle). Le « je » est celui du grand-père du narrateur, qui parle à son petit-fils depuis son point de vue ancré dans le pays d’origine : « Tu vivais depuis presque deux ans dans ton pays de là-bas, tu travaillais comme colleur d’affiches depuis quelques mois, tu as pu avoir deux semaines de vacances pendant l’été, tu as décidé de nous rendre visite, tu es revenu dans ton pays d’ici, tu as passé un jour avec moi. »

Il s’agit d’un livre sur la mémoire et sur le deuil, et le décès de l’ami roumain fonctionne à la fois comme cadre narratif et affectif. Si le récit et son tourbillon de souvenirs part de ce décès, c’est aussi pour y revenir et affirmer que la mort n’est pas vouée à nous effacer du monde : « Les habits noirs et les croix des tombes alentour attendent que tu finisses ton travail, tu passes à la deuxième vis, tu as décidé qu’une vis sur deux sera desserrée, tu veux que la dépouille d’Alexandre respire encore l’air de ce monde, le mot « vis » n’appartient pas aux charpentiers. Tu étais étudiant en sylviculture, tu habitais sur le campus de l’université, un bâtiment était réservé aux futurs ingénieurs forestiers, tu écrivais des poésies, tu vivais le monde du parti unique en dehors du parti unique, tu avais vécu la forêt avant de vivre les théories sur les forêts. »

Marius Popescu, Le cri du barbeau
Marius Daniel Popescu © Jean-Luc Bertini

Il s’agit aussi d’un roman sur l’écriture, et donc du portrait d’un écrivain, agenceur de mots, poète et romancier, mais aussi fondateur d’un journal littéraire, le persil, mentionné à plusieurs reprises dans le texte, et grand lecteur qui collectionne les livres et les stylos-bille qui y sont éparpillés comme signets pour mieux les annoter.

Conducteur de bus, Popescu se compare lui-même à Paterson, héros du film éponyme de Jarmusch, poète sensible et discret. Le livre évoque surtout son expérience de colleur d’affiches, et propose une réflexion sur la matérialité des mots, qui ne sont pas l’apanage de la littérature, mais nous entourent, nous affectent quotidiennement et n’appartiennent à personne : « Tu penses aux mots qui sont salis par ceux qui les utilisent, certains s’appliquent à nettoyer des mots salis par les autres, les mots n’appartiennent pas aux salisseurs ni aux nettoyeurs. Chaque être peut salir un autre, il y a des hommes qui transforment les mots en ordures, il y a des paroles qui puent le cadavre, le nettoyage est un travail de tombe et de ciel. »

Le cri du barbeau, texte autobiographique, œuvre ainsi à « sacraliser le banal », comme le narrateur en fait l’hypothèse au cours de sa conversation avec un écrivain : « Jean-Louis te montre ensuite l’un de ses carnets, tu lui décris comment tu colles une affiche publicitaire, sur un panneau en métal, sur un trottoir, dans la ville, tu lui dis c’est une sacralisation du banal. »

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On retrouve dans le livre de Popescu une attention au détail, transfiguré, magnifié, et un jeu de répétition, de variation, d’aller-retour. Le texte accorde notamment une place importante aux descriptions d’objets qui délimitent un espace-temps, lui donnent une épaisseur nostalgique, au point de créer un effet de défamiliarisation par la décomposition excessive des gestes du quotidien. Ces gestes décrivent le lien au monde, mais aussi la dépendance aux objets à la fois inanimés et intimes : « Tu sors dans le hall, tu le traverses, tu entres dans la cuisine, tu allumes la machine à café, tu introduis une capsule violette dans l’orifice de la machine à café, tu tires vers le bas la manette de la machine à café, tu prends une tasse blanche du support de vaisselle, tu la poses sur la grille en plastique de la machine à café, tu appuies sur le bouton noir de la machine à café, tu entends le bruit de cette machine, tu vois le liquide qui coule dans la tasse. »

Mais, malgré une recherche esthétique commune, le livre diffère fondamentalement de Paterson en ce que sa tension narrative dérive de sa juxtaposition dynamique de deux pays, deux époques, deux mondes qui cohabitent chez un narrateur proustien travaillant à rendre présent le passé.  

Alors que le narrateur « sacralise le banal », une sorte de pudeur ou de distance défamiliarisante semble entrer en jeu lorsqu’il choisit de ne pas nommer la Suisse (le « pays d’ici », qu’il désigne aussi par son surnom, « Pays des Cantons »), la Roumanie (« pays de là-bas »), ou encore le régime de Ceaușescu (la « dictature du parti unique »). La dimension mémorielle de ce texte autobiographique est à la fois intime et collective. Elle embrouille les temporalités et mêle des anecdotes personnelles d’une vie d’enfant, d’adolescent ou d’homme d’âge mûr, d’étudiant en sylviculture, de jeune auteur, de colleur d’affiches, de père et d’ami, mais aussi les vies entremêlées de proches et de lointaines connaissances anonymes, affectées par la dictature et la pauvreté. Les affiches ou étiquettes multilingues, en français et en allemand, aliénantes ou rassurantes, viennent rappeler la dimension hybride de ces espaces-temps hétérogènes, où la langue du « pays de là-bas » reste d’ailleurs absente.

Le cri du barbeau exploite avec succès la charge émotionnelle et le pouvoir narratif de la juxtaposition ; les souvenirs se télescopent avec le présent grâce à différents procédés de transition, voire sans aucun lien explicite entre deux anecdotes : « Tu te réveilles de ton passé en entendant « Messieurs-dames, je me présente, je suis un homme qui demande votre aide, j’aimerais manger aussi bien que vous… » »

Cette juxtaposition narrative crée l’illusion d’un narrateur dédoublé, de plusieurs vies discontinues, éloignées dans le temps et l’espace, et la confrontation de moments imprévus avec la sensation d’une destinée toute tracée sous une dictature : « C’était « le monde du parti unique », avec ton baccalauréat en poche tu étais devenu ouvrier forestier, le parti unique s’occupait de chaque individu, tout le monde trouvait du travail, chaque personne devait travailler où le parti unique le demandait. »

Le texte ne recourt pas pour autant à la rétrospection optative à travers le récit de cet autre, Alexandre, et sa vie parallèle à celle du narrateur (à savoir, la contemplation de la vie qu’aurait menée le narrateur s’il était resté dans le « pays de là-bas »). Dans ce beau roman qui refuse la linéarité, roman-fresque et presque poème narratif, le français – langue étrangère et comme orpheline – semble fonctionner comme la langue de création, de réunion des espaces-temps et des différentes incarnations du narrateur : « Tu es à la fois dans ton pays d’ici et ton pays de là-bas, tes doigts touchent les lettres de la machine à écrire et font déplacer les leviers qui frappent sur la bande imbibée d’encre noire, les mots naissent sans parents sur la feuille, ta mémoire les baptise encore et encore. […] Tu feuillettes les forêts de ta mémoire et les papiers éparpillés sur ton bureau, tu touches des objets venus de toutes les forêts du monde, tu racontes un brin de ton existence d’arbre humain : larmes de feuilles brindille genèse, tu es source tu es mélèze. »