Née en 1942, Gabriela Adameșteanu est l’une des grandes voix de la littérature roumaine et européenne. Après avoir contribué, entre 1991 et 2005, à l’hebdomadaire Revue 22, fondé par le Groupe pour le dialogue social et dont elle a aussi été la rédactrice en chef, elle se consacre aujourd’hui à la littérature. Alors que parait en France son dernier roman, Fontaine de Trevi, elle a répondu aux questions d’En attendant Nadeau.
Vous avez été journaliste politique pendant une douzaine d’années après « ce qu’on appelle la Révolution » de 1990, puis vous êtes revenue au roman. La littérature, est-ce mieux que la politique ?
La littérature résiste mieux au temps, ce grand destructeur. Je n’aime pas relire mes articles des années 1990 car je n’y trouve presque rien d’intéressant : tout ce que j’y raconte, tous mes points de vue sont dépassés. En revanche, grâce à ses ambiguïtés, ses perspectives différentes et contradictoires, la littérature rend possibles la profondeur et la subtilité. Elle est plus proche de la vérité, du moins si l’on considère que la vérité existe. On peut aussi ajouter aux bénéfices inouïs de la littérature le plaisir de l’écriture et de la lecture.
Vos personnages sont ballotés par l’Histoire. Comment faire autre chose que la subir ?
En fuyant. En émigrant. En entrant dans une autre Histoire, peut-être moins pesante, mais sans aucun doute avec d’autres difficultés. C’est en tout cas la solution choisie par certains de mes personnages, inspirée par celle d’un grand nombre de mes compatriotes. Ce n’est pourtant pas la mienne, et ce malgré la peur des Russes, qui dure depuis deux siècles. Après l’invasion de l’Ukraine, le 24 février dernier, des Roumains se sont précipités pour renouveler leur passeport, et on a vu réapparaître de grandes files d’attente, semblables à celles qui existaient devant les magasins d’alimentation du temps de Ceaușescu. Depuis, la plupart se sont calmés, ils attendent avec espoir la fin de la guerre, alors que les prix flambent. Nous avons eu des millions de victimes durant les deux guerres mondiales et nous sommes plutôt pacifistes. La Roumanie moderne est apparue sur la carte européenne après de longues et difficiles guerres et tractations entre les grands empires qui l’entouraient à l’époque (autrichien, russe et turc), et avec le soutien de la France à laquelle nous gardons une gratitude historique.
Dans vos romans, vous prenez appui sur l’histoire roumaine, mais vous en dépassez le cadre pour atteindre à l’universel. La littérature est-elle aussi le miroir de l’âme ? Comment ?
C’est la magie de l’âme. On écrit sur ses sentiments, ses sensations, ses amours, ses espoirs et ses déceptions, on décrit sa famille, ses amis… et (si c’est devenu de la vraie littérature) on découvre des lecteurs émus qui se sont reconnus dans ces livres. Nous sommes très différents et très semblables à la fois. En réalité, comme le dit Proust, chaque lecteur est, quand il lit, le lecteur de lui-même.
Letitia, le personnage féminin autour duquel votre trilogie est construite, est-elle votre double masqué ou une compagne de vie et d’écriture ?
Letitia n’est pas mon double masqué. Sa biographie n’a rien à voir avec la mienne. Mes parents n’ont pas divorcé, ils formaient un couple solide ; mon père n’est pas allé en prison, je n’ai pas séduit un prof de fac, je ne suis pas restée avec mon mari comme elle, j’ai divorcé. Je regarde la littérature comme une religion, et pas comme une forme de confession personnelle. Je n’ai pas émigré, etc. Certains sentiments ou sensations de Letitia viennent de moi, mais c’est plutôt rare. Ils sont minoritaires dans l’ensemble du livre. En fait, votre formule est assez juste : Letitia est devenue, au fil du temps, une compagne d’écriture (pas de vie). C’est une personne que je connais depuis longtemps (enfance, maturité, vieillissement), je la rencontre de temps à autre, comme dans la vie, et je me réjouis de passer du temps avec elle. Vous savez, je suis une grande admiratrice de Balzac. Je le relis maintenant dans une perspective nouvelle, après avoir vu le passage du communisme de Ceaușescu à un capitalisme parfois sauvage. J’ai appris de La Comédie humaine comment faire réapparaitre des personnages d’un livre à l’autre. Adolescente, éprise de lecture, j’étais souvent déçue à la fin des livres lorsque les histoires s’arrêtaient tout d’un coup, quand les personnages disparaissaient dans le néant d’où ils avaient été sortis.
En quoi la fiction est-elle parfois supérieure à la réalité ?
Vous savez, pour moi la fiction n’est jamais supérieure à la réalité. Tout au contraire. Elle n’est certainement pas sa copie. La fiction et la réalité appartiennent à des climats différents.
Quelle place la ville de Bucarest tient-elle dans votre écriture ? Dans votre vie ?
Ma mère était née à Bucarest, c’était son seul blason face à la supériorité intellectuelle de mon père et de sa famille. Elle était très forte, pragmatique, et elle nous a transmis, à mon frère et à moi, le désir de vivre dans la capitale. J’ai beaucoup aimé Bucarest dans ma jeunesse, je venais d’une ville de province ennuyeuse et, encore maintenant, je la préfère à toute autre. Après la pandémie, il y a eu un certain exode des jeunes vers les zones plus rurales, ils cherchaient un environnement plus sain… Cela dit, je n’aime pas son climat, ses fortes chaleurs l’été, et ses froids très rudes en hiver. Mon corps garde la nostalgie des collines, pas loin des montagnes, comme dans la région où je suis née, où j’ai passé mon enfance et mon adolescence.
Comment ressent-on en Roumanie l’agression russe contre l’Ukraine ?
Comme une menace contre nous [Odessa est à 50 km de la frontière roumaine]. Comme une répétition de l’occupation russe à la fin de la Seconde Guerre mondiale, après le 23 août 1944 – avec les viols des femmes, etc. –, alors que la Roumanie et l’URSS étaient devenues des alliées. Comme une répétition de tous les épisodes d’histoire commune, quand la Russie s’est accaparé les régions de la Roumanie [la moitié de la Moldavie, une grande partie de la Bucovine et de la région danubienne, ces deux dernières étant intégrées ensuite au territoire ukrainien avec une importante minorité roumaine]. Nous voyons aussi dans cette agression ce qu’aurait pu être le sort de la Roumanie si elle n’avait pas été admise au sein de l’Union européenne et de l’OTAN en 2007. C’est une des raisons pour lesquelles les réfugiés ukrainiens ont été reçus en Roumanie avec chaleur et compassion.
Propos recueillis par Gabrielle Napoli et Jean-Yves Potel