Les chevaux aussi prennent le train

C’est un pari éditorial audacieux que de faire connaître aux lecteurs français un des romans de Daniela Rațiu, journaliste, écrivain, poète et scénariste roumaine. Un texte largement lu et commenté en Roumanie parce qu’il évoque une page douloureuse de l’histoire de la Moldavie soviétique : la famine épouvantable déclenchée par Staline qui s’est abattue sur la région au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

Daniela Rațiu | Un train pour la fin du monde. Trad. du roumain par Florica Courriol. Grasset, 352 p., 24 €

« Paradoxalement, c’étaient les régions fertiles, productrices de céréales, qui étaient affamées », nous explique Larisa Turea dans un ouvrage dont nous espérons qu’il sera traduit en français, Cartea foametei (le livre de la famine). La famine artificielle, c’est-à-dire provoquée délibérément, ne concerne pas seulement l’épisode tragique de l’Holodomor, cette famine déclenchée et entretenue par Staline en Ukraine entre 1931 et 1933, elle fait partie de l’histoire de la Moldavie et de la Roumanie. Ici, dans le roman de Daniela Rațiu, qui évoque l’histoire vécue de ses grands-parents, mais qui se fonde aussi sur les multiples témoignages rassemblés par Larisa Turea, l’action démarre, non pas exactement en république socialiste soviétique de Moldavie, mais à quelques kilomètres de la frontière, côté Roumanie.

Si la situation n’est pas aussi épouvantable qu’en Moldavie soviétique, la terreur rouge exercée par les soldats russes n’en est pas moins éprouvante, la famine avérée, les viols systématiques, et des cas de cannibalisme y ont été constatés (des deux côtés de la frontière). La Moldavie roumaine est tout aussi agricole que la Moldavie soviétique et par conséquent fait aussi, dans cette période, l’objet de réquisitions de la part de l’armée russe qui, malgré les trois semaines d’engagement de l’armée roumaine auprès des alliés avant l’armistice, continue de considérer les Roumains comme des fascistes qui se sont alliés à Hitler. Le simple fait de se déclarer roumain est considéré comme un crime puni par le Code pénal de la république socialiste soviétique de Moldavie. D’ailleurs, pendant tout le régime soviétique, le roumain a été écrit en Moldavie au moyen de l’alphabet cyrillique. La langue est un enjeu crucial, on y reviendra.

La Moldavie a fait l’objet d’une purge qui a fait disparaître près de 900 000 personnes (les prisonniers sont le plus souvent déportés en Sibérie). Les Russes ont procédé à une russification intense de la Moldavie en y installant des populations russes et ukrainiennes. Ajoutons que la manière dont Staline conçoit les réquisitions ou les « dettes de guerre » en Roumanie, en Moldavie, dans tous les pays libérés par l’Armée rouge (comme l’écrit un paysan moldave à Staline, « depuis que le paradis nous est tombé sur la tête »), a eu un précédent pendant la guerre civile espagnole. En septembre 1936, cinq cent dix tonnes d’or ont été déplacées de la banque d’Espagne à Moscou, par cargo.

Famille paysanne de l’oblast de Tver (1946) © CC0/WikiCommons

Ce sont les événements récents en Ukraine qui ont suscité chez Daniela Rațiu le besoin de raconter une histoire familiale qu’elle porte en elle depuis toujours. On sera frappé par les concordances avec la situation ukrainienne, notamment la question des enfants. Lorsque la famille que décrit le roman, c’est-à-dire le couple formé par Stefan et Svaeta et leurs cinq enfants, se retrouve dans un des trains de la faim (qui leur ont permis de trouver refuge à l’extrémité ouest de la Roumanie), ils observent qu’à chaque gare « des gens passent parmi les autres avec des listes où ils notent les noms des enfants que leurs parents remettent à l’État. Aux bons soins de l’État. Pleurs des petits. Ils ont compris ».

La description par Daniela Rațiu des viols, des scènes de cannibalisme, de la peur, de l’angoisse spécifique de la faim, est rude, nette, et ne laissera pas le lecteur indemne. Elle ne cherche pas d’autre effet que de réduire, dans la mesure du possible, la distance qu’il faut franchir pour accepter de vivre les épreuves qu’elle raconte. Les soldats russes sont décrits avec des mots à la hauteur de leur brutalité légendaire. « Ce n’est pas la même mort que sur le front. Ici, la mort est lente, éprouvante. La mort vous regarde jusqu’au fond de l’âme avec les yeux des Russes. » La peur des soldats russes est si prégnante qu’un membre de la famille de Daniela Rațiu, dont elle nous confie le témoignage à la fin du livre, dit ceci : « Toute ma vie, chaque fois que j’ai eu peur de quelque chose, à la mort de quelqu’un, car il y a tant de choses qui peuvent arriver dans une vie, doux Jésus, j’entends hurler en russe. Pour moi, la peur est associée aux hurlements en russe. »

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Avant d’embarquer toute la famille en carriole jusqu’à la gare de Dorohoi, Stefan, le père, décide de tuer la jument, Bruna, qui n’est pas juste une bête de somme mais un animal que toute la famille adore. Il ne veut pas qu’elle tombe aux mains des soldats russes et encore moins de cette famille digne des pires scénarios horrifiques, le « clan d’Evdokia » dont tout le monde sait qu’ils ont mangé de la viande humaine. « Tous les gens du village vous diront qu’ils ont cette peur, cette peur bleue d’être mangés. » Cette jument magnifique accompagne le lecteur. Elle incarne le passé de cette famille qui prend le train, la possibilité d’une nostalgie dans un contexte d’urgence qui s’écrit constamment au présent : « Elle a grandi avec ses enfants. Elle courait avec eux, ils la caressaient, elle se collait à eux. Bruna croyait qu’ils étaient comme elle. Des poulains. »

Le cheval va mourir et, à chaque fois qu’il sera évoqué dans la conscience de Stefan, il apparaîtra sous la forme d’un vide. Par exemple : « Stefan tient les rênes qui autrefois étaient celles de ». Ou bien : « la silhouette du cheval de Chetraru ressemble à celle de ». Ce mot absent est comme la réponse la plus délicate qu’on puisse imaginer face à un langage qui est contaminé par la violence russe, si bien qu’en décrivant l’ennemi, l’oppresseur, la victime finit par perdre, elle aussi, la capacité de distinguer l’un de l’autre parmi les Russes. Face à la mort, face à ce maître qui vient de Moscou, le vide créé par l’absence du nom de Bruna résonne comme un cri.