Trois premiers romans post-apocalyptiques développent l’idée que, face à une Terre polluée, abîmée, l’humanité a dû s’élever pour subsister. Mais on n’est plus à l’ère spatiale : on monte de quelques dizaines ou centaines de mètres. Et on réfléchit aux moyens de redescendre habiter le sol. Selon des voix variées, les trois autrices montrent de belles promesses. Elles sont l’avenir de la science-fiction.
Un peu comme Elio Possoz avec Les mains vides, autre premier roman chez La Volte, Lucie Heder s’attache aux possibilités et aux limites des formes d’organisation collective. « La grande verdure » est une communauté qui a réinvesti de hauts immeubles abandonnés pour échapper aux tempêtes de poussière et aux crues. Non seulement les plantes cultivées sur les terrasses nourrissent les « survivantes », mais elles organisent symboliquement toutes leurs relations. Les membres de la grande verdure se répartissent en foyers en fonction de leurs affinités : Cactus, Lierre, Consoude… Les Cactus sont chargés de la protection, les Ortie du soin, etc. Le foyer donne son nom aux habitantes. De plus, certaines fleurs représentent à la fois des émotions et des actes de la communauté. Ainsi, le fenouil exprime le besoin d’un conclave général, l’achillée millefeuille la mise en garde contre l’autoritarisme, le grand zinnia rouge la colère…
« Par les plantes, toutes sont écoutées de la même manière. On n’est plus soumises au discours dominant du moment. […] Chaque personne, quelle que soit sa capacité à parler et à exprimer, dispose d’un cadre d’écoute formel qui lui garantit d’être entendue », rappelle Amande, la matriarche. Ce cadre formel, Lierre Hélix le trouve pesant, figé, sclérosant. Elle veut « un peu de souplesse, de confiance et d’humanité » et moins de surveillance des « têtards », drones que les Cactus troquent à un groupe technophile. Lierre Hélix est une rebelle qui se sent étouffer dans cette communauté formaliste. La rencontre d’une habitante cachée dans les ruines entourant la grande verdure lui donne l’occasion de ruer dans les brancards.
Lucie Heder concentre son roman sur la tension dramatique et politique entre structure collective et aspirations libertaires. Qu’est-ce que l’utopie offre à ceux qui s’y sentent mal ? Prévoit-elle une place pour celles qui peinent à s’insérer dans le collectif ? C’était aussi le sujet de la novella de Stéphane Beauverger, Collision par temps calme, ou de celle de Mélanie Fievet, Koiné, les deux chez La Volte.
Lucie Heder développe en profondeur ces questions, les incarnant dans des personnages à travers une narration qui s’attache aux gestes, aux mouvements, aux rythmes de déplacement, aux touchers. Et la conclusion est qu’il faut à la fois des règles de fonctionnement et la souplesse que réclamait Lierre Hélix, que tout le monde ne peut pas faire communauté de la même manière, mais qu’une vraie communauté doit intégrer ces écarts. La grande verdure s’inscrit dans un courant contemporain de la SF cherchant à définir par la fiction des utopies pragmatiques et réalisables, ce qu’on pourrait appeler des « pragmatopies ».

Ce que Lucie Heder exprime sur le groupe, Audrey Pleynet l’envisage pour la famille. En mettant en scène une guilde d’assassins à Venise, elle n’a pas cherché l’originalité. Mais elle traite ce point de départ de manière singulière, puisque ses membres sont uniquement des femmes de la même famille et que des nanites circulant dans leur sang permettent aux plus âgées de voir et d’agir à travers leurs descendantes, l’expérience de l’âge dirigeant les jeunes muscles. Cette idée crée de beaux passages où, suite au massacre de sa famille, Talia Sintonia, blessée et en fuite, oblige ses deux fillettes à aller au bout de leur fatigue et de leur peur, marionnettes que leur mère brutalise pour les sauver.
Plus encore que sur le mystère de qui veut détruire les Sintonia, le récit joue sur l’opposition entre soif de liberté et fidélité au Diapason, ce lien à la fois chaîne contraignante et marqueur familial. Les quatre sœurs rescapées du massacre initial incarnent autant de situations. Talia veut avant tout libérer ses filles, Azzurra prendre une revanche grâce aux qualités de cheffe d’entreprise que, livrée à elle-même, elle se découvre, mais celles-ci deviennent presque une fin en soi. Agnese, gravement blessée, espère un moyen de sortir de son locked-in syndrome provoqué par les nanites, sa vision du monde tournant à la poésie technologique. Tandis que Reyna, brisée, va devoir se reconstruire.
À un niveau plus vaste, géopolitique, il s’agit de rendre le monde meilleur en réduisant l’opposition entre d’aristocratiques villes-tiges, qui se sont élevées au-dessus de la pollution, et des villes-bulles défavorisées dont la moindre fissure dans le dôme crée la panique. Et de trouver une alternative au capitalisme féroce d’une société reposant en tout sur l’idée de contrat.
À lire Sintonia, on se dit souvent qu’on a déjà vu ça quelque part, et la vraisemblance est parfois maltraitée. Mais l’amalgame de fantasy, de post-apocalyptique et de cyberpunk décale les topoï revisités vers un récit original, puissant, ambitieux, qui brasse de multiples enjeux. Comme Rossignol, sa novella acclamée par la critique, même si Sintonia n’atteint pas la perfection, elle frappe par le potentiel d’écrivaine qu’on sent chez Audrey Pleynet.
Pas aussi bien écrit que La grande verdure ou Sintonia, Les survivants du ciel traite avec vigueur et dynamisme des idées peu exploitées dans la SF. La mythologie et la culture indiennes – jamais présentées comme telles – donnent une atmosphère particulière à la science-fiction climatique. Pour échapper à des « rages de terre » balayant le sol, ce qui reste de l’humanité s’est réfugié dans des cités végétales qui volent grâce au pouvoir mental sur les plantes de la caste des « architectes ». Ahilya, archéologue, cherche une possibilité de revenir vivre sur la terre. Mais ses problèmes conjugaux, avec un mari qu’elle aime mais trouve trop dominateur, passent au premier plan, sans que cela nuise à l’intrigue car ils s’entrelacent aux autres thèmes. Par exemple, aux questions de genre et de classe puisque, contrairement à elle, Iravan, le mari d’Ahilya, fait partie des architectes. Elle estime qu’il entrave doublement son développement professionnel, en tant que mari et en tant que supérieur, parce qu’il est un des dirigeants de la cité.
Donner autant de place aux questions de couple n’est pas courant dans la science-fiction, et Kritika H. Rao tend subtilement différents ressorts psychologiques entre deux conjoints dont l’un dépend de l’autre sur le plan professionnel. De manière générale, rien n’est simple, chaque relation doit être travaillée pour fonctionner, la nature comme le pouvoir sont potentiellement dangereux. Malgré le caractère imaginaire de la société décrite, ceci contribue à en faire une utopie pragmatique : à montrer comment des rapports conjugaux, professionnels, sociaux de confiance et non de domination, permettent de s’en sortir.
Au delà de péripéties prenantes et inventives, les enjeux de La grande verdure, Sintonia et Les survivants du ciel tiennent en grande partie à la question du bon fonctionnement de tout groupe, conjugal, familial, communautaire, national ou international. Préoccupation qui montre bien que la SF parle du temps présent, ici en se projetant dans son futur proche.
