Guy Cabanel, à jamais la poésie

Poète emblématique du surréalisme pendant et après André Breton, Guy Cabanel vient de disparaître à la veille de ses cent ans. Son œuvre est « colossale » (pour employer un terme fréquent dans son Hérault natal), même si elle n’est connue que d’un nombre assez restreint de lecteurs. Il est toujours temps de la (re)découvrir, imbibée d’amour des choses de la vie et du langage, que des opérations dignes de Raymond Roussel ne font que magnifier. Un de ses plus proches amis lui adresse un message.


Guy Cabanel, je te connais depuis tant d’années que ta voix reste « à jamais gravée au cœur de mon oreille », comme l’a si joliment dit André Breton à propos de ta poésie. Qui ne t’a pas entendu déclamer, par exemple, tes Quinquets (qu’illustra Jean Terrossian) n’a pu percevoir l’inextricable enchevêtrement du physique et du mental, du sonore et du sensible qui fait l’être de ta poésie, son « essence » pour reprendre le titre d’une de tes innombrables plaquettes.

Tu ne dédaignes pas non plus de vocaliser tes poèmes en t’accompagnant sur un minuscule clavier électrique, ressuscitant l’antique figure de l’aède. À partir d’une rencontre initiale d’il y a près de soixante ans, nous n’avons cessé de nous croiser, de nous rencontrer, de nous recevoir ici ou là, de Paris à Toulouse, de Saint-Lizier, ta ville de résidence, à Eymet, la mienne. Je garde comme un trésor de ma bibliothèque ces Fêtes sévères que tu m’as étonnamment dédicacées « À François-René Simon l’Amoureux » alors que nous ne nous connaissions que par un échange épistolaire réduit à une ou deux lettres. « Cette phrase s’est imposée à moi », m’as-tu expliqué plus tard. Que le prénom de ma bien-aimée Guylaine commence par ton propre prénom n’est qu’une manifestation du hasard qui ne frappe « jamais au hasard », comme le répétait notre ami commun Alain Joubert.

« Le Cirque ambulant », Paul Klee (vers 1940) © CC0/WikiCommons

La preuve, j’ouvre au hasard un de tes innombrables recueils – car tu n’es pas homme à renoncer à la poésie –, Dans la roue du paon, et j’y lis que tu aimes « les pies pour leur luisante netteté ». Tu ne peux avoir oublié celle qui s’était introduite chez Mireille alors que nous festoyions ensemble. Tu es parti – hasard salopard ! – ce jour d’octobre où le facteur m’apporte un recueil tout en éventail des lettres de Maurice Blanchard à René Char : j’ai toujours trouvé une parenté entre Blanchard et toi : vie professionnelle d’un côté (lui ingénieur, toi embauché dans une société d’électricité), vie consacrée à la poésie de l’autre.

La première t’a permis d’éditer, avec la complicité de Robert Lagarde, ton premier recueil, À l’animal noir : quinze exemplaires sur papier sulfurisé et ronéotypé à la gélatine si j’en crois une note de Gérard Legrand. Patrice Thierry a eu courageusement raison de le rééditer il y a plus de trente ans. La lettre-préface d’André Breton aura-t-elle suffi à épuiser ce second tirage ? Il fut suivi de tant d’autre recueils – poèmes, notes, discours de la méthode, etc.

J’aimerais citer, avec mention d’éditeur (heureusement qu’il y a de petits éditeurs !) : Maliduse (à compte d’auteur, 1961), Odeurs d’amour (Éric Losfeld, 1969), Les Fêtes sévères (Fata Morgana, 1970), Illusion d’illusion (Fata Morgana, 1983), Au fil du temps (Ubacs, 1992), Silhouettes de hasard (Myrddin 1995), Quinquets (L’Écart absolu, 1997), Femmes admirables (Myrddin, 2000), L’essence poétique (L’Écart absolu, 2000), Douze constellations pour André Breton (Quadri, 2006, sur des images de Jacques Lacomblez), Le Verbe flottant (Quadri, 2007), Dans la roue du paon (Les Hauts-Fonds, 2009), Soleils d’ombres (photos de Jorge Camacho, Quadri, 2009), L’Ivresse des tombes (Ab irato, 2011), Le Revenant (Quadri, 2012), Chants d’autre mémoire (Éditions des deux Corps, 2012), Les Cités légendaires (Sonánbula, 2012), Le chemins qui zigzaguent (Sonánbula, 2013), Chevauchant les heures (chez l’auteur, 2014), Journal intime (Ab irato, 2015), Sages en leur pays (Les Hauts-Fonds, 2015), D’ombre roulée (Litan, 2016), Au féminin (Sonánbula, 2016), Les Sites du Serpent (Sonánbula, 2017), Les Cités légendaires II (Sonánbula, 2021), Les Chants de la vue (Ab irato, 2024), sans oublier, parmi quelques éditions plus que rares, photocopies de manuscrits inédits parmi lesquels Le Monde du Feu, sur des images de Mireille Cangardel, ta compagne), Le Mystérieux Féminin (sur des photographies de mode) et ces Instants de l’immobile errance sur des photographies de momies signées Michel Peschot).

À lire tes titres, ne manque que celui d’un film de John Houston, Promenade avec l’amour et avec la mort qui te correspond si bien, à ceci près que tu incarnais le plaisir de vivre : j’entendrai longtemps ton rire haché, et notre promenade sur des monts héraultais (à La Salvetat ?) reste inoubliable, même si nous n’y avons rencontré qu’une des idoles de ma jeunesse, le footballeur d’origine hongroise Joseph Ujlaki, au lieu du gypaète barbu que nous étions montés observer. Seule une diffusion pertinente aura manqué à tes publications de poète acharné. Mais à l’heure où l’on nous informe que l’intelligence artificielle est promise à se substituer à nous, pauvres humains, pauvres animaux, pauvres êtres vivants, nous plonger dans le mystère de tes mots, de ton langage, de ta parole, de ton chant, nous dégagera de cette terrifiante menace.