« La Vérité est affaire d’imagination »

Afin de se convaincre de l’importance d’Ursula K. Le Guin aujourd’hui, quelques parutions ou déclarations récentes suffisent. Le journaliste David Naimon a consacré une série de podcasts à la manière dont son travail a inspiré celui d’autrices et d’auteurs d’imaginaire ; on y retrouve les noms de Becky Chambers, Kim Stanley Robinson ou Neil Gaiman. À sa mort, Margaret Atwood a écrit un hommage, « Nous avons perdu Ursula Le Guin à l’heure où nous avions le plus besoin d’elle », repris dans son essai Questions brûlantes. Mais on mesure la place qu’elle occupe surtout chez des écrivain(e)s de littérature « générale » actuelle. Y compris en France.

Ursula K. Le Guin | La main gauche de la nuit. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Jean Bailhache. Le Livre de Poche, 350 p., 8,90 €
Ursula K. Le Guin | Les dépossédés. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Henry-Luc Planchat. Le Livre de Poche, 448 p., 9,70 €

Alice Zeniter a lu sur scène des extraits du Nom du monde est forêt (1972), roman racontant la colonisation d’une planète forestière pillée par les Terriens, et a évoqué la fiction-panier dans son essai sur l’écriture, Je suis une fille sans histoire (2021). Ce concept, que la romancière californienne a tiré du livre de la féministe Elizabeth Fischer Woman’s Creation: Sexual Evolution and the Shaping of Society, (1979), privilégie la répétition circulaire de la cueillette quotidienne et la polyphonie plutôt que la tension dramatique du « récit-flèche » habituel.

En cette rentrée de l’automne 2025, Ursula K. Le Guin figure en épigraphe du roman d’Hélène Laurain, Tambora, avec une citation tirée de « La théorie de la fiction-panier » (1986), tandis que Céline Minard situe Tovaangar dans la Californie où la romancière américaine a passé son enfance et sa jeunesse. Ce roman a pour titre le nom désignant le bassin de Los Angeles dans la langue tongva, un de ces peuples natifs que le père d’Ursula, l’anthropologue Alfred Kroeber, étudia. Et Tovaangar, roman-choral de vies diverses et de rencontres heureuses, a tout de la fiction-panier. Dans Mémoires sauvées des eaux (2024), également situé en Californie, Nina Leger allait jusqu’à faire d’Ursula K. Le Guin un personnage.

Usrula K Le Guin
« Mer de glace », Caspar David Friedrich (1823) © CC0/WikiCommons

Dans la science-fiction contemporaine, son influence est aussi frappante. Les champs de la lune (2024) de Catherine Dufour est ainsi un bel exemple de fiction-panier, où coopération et agriculture tiennent plus de place qu’affrontements et retournements de situation. Catherine Dufour a également préfacé la réédition de La main gauche de la nuit. Très explicitement, Elio Possoz a intitulé son premier roman Les mains vides (2025), expression tirée des Dépossédés (1974), où elle définit tant le personnage principal que sa société anarchiste. Comme Les dépossédés, Les mains vides raconte la possibilité de formes d’organisation libertaires. Comme Les dépossédés encore, La grande verdure (2025) de Lucie Heder explore les limites de ces formes sociales pour affirmer avec d’autant plus de force leur viabilité. Quant à Agrapha (2020) et Nout (2024) de luvan, leur polyphonie met également en lumière la possibilité de vies communautaires, féminines ou hybrides.

Au-delà de ses thématiques très actuelles – écoféminisme, épuisement des ressources, communalisme, diversité, hybridation… –, cette œuvre est plus prégnante que d’autres, certainement parce que ses thèmes s’inscrivent aussi dans l’écriture, rendant les idées excitantes et désirables par la forme.

Le héros des Dépossédés est un physicien génial, Shevek, qui bâtit une théorie temporelle générale, fondée sur le principe de la Simultanéité plutôt que sur une conception séquentielle du temps, défendue par son médiocre et dogmatique collègue Sabul. Ou plutôt Shevek arrive à concilier les deux. Or, la structure narrative du roman bat en brèche l’enchaînement séquentiel traditionnel dans la fiction. Les chapitres alternent entre deux planètes, Urras, florissant monde essentiellement capitaliste, et Anarrès, où une société anarchiste fonctionne, malgré la sécheresse du climat. Mais les chapitres sur Anarrès racontent le passé de Shevek par rapport au présent de son séjour sur Urras. Ses réactions face au capitalisme qu’il découvre ne prennent leur sens que par rapport au parcours qui l’a amené sur Urras. Ainsi, dans la lecture, les deux époques se succèdent en même temps qu’elles coexistent. Nina Leger, dans Mémoires sauvées des eaux, adopte la même structure, avec un plus grand décalage dans le temps : le passé de la Californie depuis la ruée vers l’or de 1848 éclaire son présent plein de mégafeux.

Si Les dépossédés expose les limites de deux systèmes de société, c’est aussi, profondément, un livre sur la curiosité. Shevek n’est pas scientifique, chercheur, par hasard. Voilà sans doute le grand thème d’Ursula K. Le Guin : le refus déterminé des conservatismes, des pesanteurs, des scléroses, des « murs » que les anarchistes d’Anarrès s’acharnent à contourner. Murs qui peuvent s’élever dans les domaines politique, social, professionnel, familial… Parfois, on les dresse soi-même, ou les circonstances ne laissent pas le choix, et la force de Le Guin est de patiemment, méticuleusement, mais surtout avec empathie, mettre ses personnages en position d’en examiner l’architecture jusqu’à y trouver la faille. Shevek, comme la société d’Anarrès, souffre, se trompe, mais avance et finalement atteint son but : ouvrir des portes, aérer le vase clos, faire circuler idées et êtres humains.

Dans la manière dont Ursula K. Le Guin envisage ses mondes dans leurs différents aspects, on peut voir une influence de l’anthropologie culturaliste, dont son père fut un des fondateurs, école qui, comme le remarquent Laure Assaf et Rémi Hadad dans « Ursula K. Le Guin : l’anthropologie et l’archéologie du futur », « se distingue par l’attention spécifique portée aux cultures comme autant de résultats d’histoires particulières, des totalités irréductibles impossibles à hiérarchiser » [1]. Ainsi, chez la romancière : « Les échelles d’analyse varient pour passer du rapport au temps à l’organisation de la parenté, des pratiques langagières au politique ». Elle a par ailleurs écrit un véritable roman ethnographique, La vallée de l’éternel retour (1985), qui décrit les Kesh, une société à la fois première et n’existant pas encore.

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Si Les dépossédés a eu un tel effet sur autant de lecteurs, c’est certainement parce que l’autrice ne se contente pas de décrire en détail une société anarchiste qui fonctionne : elle représente en profondeur la psyché d’un personnage né et grandi dans cette société et qui pense donc et ressent différemment que les homos capistalisticus que nous sommes. Elle nous donne à éprouver vraiment un autre chemin possible.

Comme Shevek, le protagoniste de La main gauche de la nuit est mû par la curiosité. Comme lui, Genly Aï se retrouve seul et déraciné dans une société étrangère. Comme lui, il cherche à briser l’isolationnisme de deux systèmes antagonistes, dans son cas une monarchie presque féodale et un État centralisé et bureaucratique. Diplomate, il est chargé de persuader la Karhaïde et l’Orgoreyn de rejoindre « l’Ekumen », confédération souple de planètes. L’enjeu est d’éviter une escalade nationaliste jusqu’à la guerre, inexistante auparavant sur la planète Gethen, au profit d’un multilatéralisme échangeant techniques et idées. Là encore, la composition du livre correspond à son contenu : la diversité, la variété, la liberté frappent à chaque nouveau chapitre. Ceux-ci alternent le récit de Genly Aï avec des contes mythes ou maximes gethéniens, dont les conditions dans lesquelles ils ont été recueillis sont précisées à chaque fois, en une démarche ethnographique. Cependant, même cette alternance est disloquée, car, au bout d’un moment, viennent s’insérer des extraits du Journal d’Estraven, ex-Premier ministre de Karhaïde et compagnon de fuite de Genly. À l’entame d’un chapitre, il est parfois malaisé de savoir qui dit « je », surtout lors de la première entrée du Journal. Même brièvement, les voix se mêlent alors dans l’esprit du lecteur.

Là encore, au-delà de l’intrigue, la désorientation, le dépaysement que subit Genly s’étend au lecteur grâce à l’écriture. Dans la deuxième partie de ce qu’on pourrait appeler un roman de voyage, la poésie d’Ursula K. Le Guin joue à plein pour transmettre la mélancolie de Genly, fugitif lancé dans un hiver hostile, sans grande perspective d’avenir. En outre, Genly est de plus en plus attiré par Estraven, l’Autre d’abord perçu avec répugnance, car les Géthéniens sont hermaphrodites, ni homme ni femme les trois-quarts du temps, l’un ou l’autre selon le désir de leur partenaire le dernier quart. Cet amour reste non consommé, sans qu’on sache s’il est impossible physiquement ou si les deux personnages n’osent pas. Tandis qu’ils traversent une région glacée ressemblant à l’Antarctique, la sensibilité de l’exilé pince les cordes de l’élégie avec une intensité rare.

Et là encore, elle a touché d’autres écrivain(e)s, puisqu’on aurait du mal à croire que L’invention du représentant de la planète 8 (1982) de Doris Lessing, son climat glacial, sa famine (comme dans Les dépossédés), ses émissaires d’une organisation planétaire, son atmosphère de plus en plus crépusculaire, ne doivent rien au voyage de Genly et Estraven sur le glacier du Gobrin. De même, la traversée des montagnes du Mur carmois dans La peste et la vigne, deuxième tome du Cycle de Syffe de Patrick K. Dewdney, que le héros entreprend après une incarcération qui semblait sans espoir, comme Genly, et la grandeur mélancolique qui l’accompagne éveillent un irrésistible écho avec La main gauche de la nuit. Comme le peuple vaincu des Arces, reclus dans ses châteaux, évoque l’inquiétude nostalgique qui saisit la Karhaïde à la veille de changements.

Il paraît que la science-fiction est une littérature d’idées. Les livres d’Ursula K. Le Guin montrent que lorsque celles-ci – originales et stimulantes – sont portées par une écriture sensible, elles insèrent leur empreinte généreuse dans l’âme des lectrices et lecteurs, ce que sont aussi, et peut-être avant tout, écrivaines et écrivains.


[1]In Bifrost n° 78, Le Bélial’, 2015. Ce numéro consacre un excellent dossier, très complet, à Ursula K. Le Guin.