Le nouveau roman de Lise Charles témoigne d’une certaine audace et d’un plaisir non dissimulé de la fiction. Faisant cohabiter les moralistes du XVIIe siècle avec les guides pour apprentis trappeurs, la fiction tente d’élucider le réel. Entre The Truman Show et Mulholland Drive, une comédie paranoïaque, tantôt amusante, tantôt plus inquiétante. Un genre appelé à de beaux jours à l’ère de la post-vérité ?
Le premier des mérites de Paranoïa est d’être un livre méticuleusement construit. Si les deux parties sont d’inégale longueur et leurs atmosphères radicalement différentes, elles entretiennent de nombreux jeux d’échos et de reflets, à tel point qu’elles semblent être l’image déformée l’une de l’autre, sans que l’on sache au juste laquelle est l’originale. Puisque tout n’est que fiction, l’une peut-elle être dite plus authentique que l’autre ? Et nous voilà gagnés par la paranoïa – bien davantage que par la crédulité – que semble désormais impliquer tout geste de fiction.
La première partie, qui est la plus longue, met en scène une narratrice adolescente, ancienne vedette d’un feuilleton à succès, qui retrouve une scolarité ordinaire dans un lycée parisien bourgeois après l’arrêt du show dans lequel elle jouait. Ayant du mal à se faire aux interactions sociales, elle manifeste une forme de paranoïa sociale diffuse. Elle pense que ses congénères médisent d’elle dans son dos et même qu’on la filme en permanence sans le lui dire, à l’instar du personnage joué par Jim Carrey dans The Truman Show. Ce qui ne se révèle pas totalement inexact, à deux titres au moins : d’abord, parce qu’elle apprend que sa mère, artiste-peintre, se sert d’elle pour exposer sa vie sur les réseaux sociaux ; ensuite, parce qu’elle prend peu à peu conscience d’être un personnage de fiction manipulé par l’autrice. C’est à vrai dire le propre et l’ambiguïté même des fictions paranoïaques – notamment cinématographiques, dont l’autrice semble s’être beaucoup inspirée – que d’accréditer en fin de compte la thèse du complot.
Cette première partie s’interrompt lorsque l’on apprend que la série qui a valu à la narratrice sa célébrité va reprendre après plusieurs années d’interruption, suite à un scandale de harcèlement (coucou MeToo). Mais l’actrice a grandi, son corps a changé, elle est devenue impropre à l’économie télévisuelle. Comme si cette débâcle ne suffisait pas, elle se voit remplacée par sa propre sœur, plus jeune de quelques années. Pour celle qui n’est jamais tout à fait parvenue à réintégrer le réel ordinaire, ce vol de personnage vaut comme une intolérable dépossession de soi. Dès lors, non seulement tout fait mais aussi tout énoncé est frappé du sceau de l’indécidabilité du point de vue de la véracité.

La seconde partie nous plonge dans un univers régi par le merveilleux propre aux rêves et aux cauchemars. L’héroïne pénètre dans un château de conte, où le prince de Marcillac, sorte d’avatar de La Rochefoucauld, la prend sous son aile. Loin d’apaiser sa paranoïa, le soupçon et la défiance y sont érigés en règle générale. S’il est beaucoup question des moralistes classiques, on songe aussi au romantisme allemand, pour ce mélange de rêve et de réalité, de futilité et de gravité. C’est un mélange délicat à obtenir. Lise Charles y parvient très bien : on pense à certains romans de Jean Cassou, comme Millie, dans lequel un ogre racontait son amour pour une sorcière danseuse de cabaret dans le Paris bien réel des Années folles.
Dans cette deuxième partie du roman, le réel semble vouloir forcer les portes du rêve sans y parvenir : ce sont autant de signes et traces d’un autre monde qui parasite l’univers merveilleux – à moins que ce ne soit l’inverse. De refuge, le château ne tarde pas à devenir prison, et par-dessus tout symbole même de la fiction.
Avec ses absences de transition, ses ellipses, ses masques, ses changements d’identité et son aspect métafictionnel (dont on pourra regretter le manque de subtilité dans la première partie), le roman de Lise Charles nous intéresse surtout parce qu’il appartient à une forme de fiction paranoïaque qui rappelle certains films d’Hitchcock et de David Lynch. Il n’interroge pas seulement le rapport du vrai et du faux – motif cinématographique privilégié – mais ceux de la fiction et du réel. Rien n’empêche alors de lire ce roman comme l’histoire d’un personnage de roman prenant progressivement conscience de son appartenance à une fiction que l’autrice persécuterait. Moins vertigineux que le formidable Quichotte de Salman Rushdie, le roman de Lise Charles n’en interroge pas moins avec talent et humour la frontière poreuse du réel et de la fiction : question essentielle à l’ère post-factuelle qui semble désormais être la nôtre.
Peut-on encore prétendre à un discours de vérité – l’expression même n’est-elle pas piégée, déjà rongée par le ver politicien ? La satire en tout cas est réjouissante, qu’il s’agisse du discours anti-MeToo d’un enseignant réactionnaire, du gloubi-boulga que constituent les mantras du développement personnel, ou du prêt-à-penser militant (qui, même progressiste et flanqué des meilleures intentions du monde, représente une forme de défaite de la pensée). Il n’y a pas jusqu’à la démarche enquêtrice et raisonneuse des moralistes qui n’apparaisse parfois comme douteuse. En fin de compte, le signe le plus intangible de notre ère paranoïaque ne serait-il pas qu’il est impossible de tenir le langage même à l’abri du soupçon ?