Mémoire clandestine

Quatre jours sans ma mère, premier roman de Ramsès Kefi, fait la chronique d’une cité ouvrière très ordinaire et drôle, dite la « cité de Lascaux ». Un récit tout de délicatesse envers la mère de Salmane qui un jour disparait. Retour sur le chemin de l’exil encombré de mensonges et de trous de mémoire.

Ramsès Kefi | Quatre jours sans ma mère. Philippe Rey, 204 p., 19 €

À quelques kilomètres à l’est de Paris, une percée d’immeubles déchire le ciel, sept tours alignées de quinze étages, avec leur petit bois en friche. Cité ni vue ni connue, quartier métis inclassable, ni riche ni pauvre, sans rumeur désobligeante, si ce n’est d’avoir un bon kebab. On y vit en bonne intelligence, au rythme de la traversée de l’autoroute, du périph, des ponts géants et du métro, plusieurs fois par semaine, pour y ramener des histoires de Paris. C’est une épopée, cette traversée. Le kebab est le lieu où l’on recueille ces aventures en terre étrangère. C’est si près, si loin, Paris. L’inaccessible que l’on peut toucher des yeux. Mille événements étonnent !

Ramsès Kefi, journaliste féru d’enquêtes sur les cent visages des banlieues, déplie la vie ordinaire de Salmane et de ses parents dans ce petit coin tranquille. Il évoque une enfance passée en haut des tours, les petites affaires. Empreintes de modestie, les séquences se succèdent sereinement. Salmane nous raconte sa famille arrivée de Tunis, un aller simple, en 1980. Elle n’en bougera plus, une fois l’emploi trouvé : femme de ménage pour maman Amani, qui gère parfaitement ses trousseaux de clés, technicien à la retraite pour le père, Hédi, vite perdu lorsque sa femme part faire le marché.

De nombreux migrants viennent en France pour fuir une dictature ou des exactions, de sérieux conflits de village ou l’extrême pauvreté. Mais pour Amani et Hédi, l’affaire est sobre, ce sont deux enfants orphelins, placés dans des circonstances troubles que personne n’a envie de remuer. Sans famille ni attache en Tunisie, autant oublier ce lieu d’origine, complètement. Pourquoi rêver à une Tunisie de carte postale ? Salmane vit trente-cinq ans avec cette légende des parents orphelins. Ses questions d’adolescent laissées sans réponse, la fable est intégrée. Chaque évocation de la Tunisie à la télé ne provoque que l’indifférence. Les orphelins épouseront le refuge de la tour des Hirondelles. Rupture utile. Point de mémoire de l’exil.

Quatre jours sans ma mère, Ramsès Kéfi
Ramsès Kefi © Philippe Matsas/Philippe Rey

Quand, soudain, le voile se déchire. Salmane s’affole. Un petit mot fait bascule : « Je dois partir, vraiment. Mais je reviendrai. Tu comprendras. Je t’aime. À bientôt, fils. » La mère de soixante et un ans s’évapore ! Une fugue de quoi ? La peur de qui ? Un amant descendu par les terrasses du quinzième étage ? Panique à bord. « Faire sa valise ? Mais on n’a jamais eu de valises à la maison ! » Jamais partis en vacances, si ce n’est dans les bases de loisirs. Au plus loin, le camping de Cergy-Pontoise ! Toute ses affaires sont là. Impossible disparition.

Avec Salmane, nous passons « quatre jours sans ma mère » à ouvrir toutes les portes de « La caverne de Lascaux » (surnom de la cité), ses étages-toits-caves-PMU-bois d’à côté-bus 789-centre évangéliste-salle des mariages-voitures abandonnées… Tout en traversant bonnes et vilaines rumeurs, de celles qui ruissellent abondamment dans ces enclaves spatiales. On court de la Maison du temps qui passe et sa façade en surbrillance vers la halte-garderie et la ludothèque, la médiathèque et le centre social. « Vous avez vu Amani ? » Sur le côté, d’anciens jardins ouvriers, un petit bois, refuge des enfants et des jeux de cache-cache des jeunes. Enfilade dans les halls d’immeuble en série. Coup d’œil. De jeunes garçons assis à l’intérieur sur des chaises. D’autres chahutent, plaisantent. « Vous l’avez vue ? » Salutation nonchalante de Christian. Espace commun. Droit à la curiosité.

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Plusieurs récits parallèles se mettent en place. On ne parle que d’elle, la bonne mère, dans la cité. Nous parcourons autant d’attaches qu’il y a de lieux et de versions possibles de cette disparition. Chacune d’elles est tendre avec la mère, les mères « qui tiennent les familles », contrôlent les dérapages, assurent un droit de suite. Les mères héroïnes qui n’abandonnent jamais le combat pour leurs enfants. Mais alors, Amani ? Quel secret cache-t-elle ? L’histoire des parents-enfants abandonnés serait une supercherie maintenue durant quarante ans ? Un abominable mensonge ? En contrôlant la mémoire familiale, les parents seraient-ils des monstres de tromperie ?

La blessure suppure pour le fils, Salmane. Une piste s’ouvre en Tunisie. Amani y serait ? Prendre un billet pour la chercher de village en village ? Avec tendresse, Salmane saute par-dessus la Méditerranée, fouille l’enfance de sa mère sans caresse et se demande d’où vient ce mal. En quête de mémoire, la sienne, et sans doute celle de nombreux jeunes Franco-Tunisiens, ce roman est une sorte de croisade pour accéder à ce passé qui pèse tant sur leur présent.

Sortir enfin de la clandestinité de la mémoire. Avec ce récit tout de délicatesse, Ramsès Kefi travaille finement le désarroi et le chemin de délivrance vers le pays interdit. C’est toute la force du roman. La souffrance de l’exil suscite légende, esquive et puissance du faux. Pour attacher les enfants à la France, fallait-il faire ce sacrifice ? Pour asseoir la mère soutenante, protectrice, disponible et accessible, fallait-il couper les ponts avec ce grand large ? Ce roman touche du doigt toutes les inventions des vagues migratoires pour absorber l’angoisse et la colère, les violences subies et enfouies profondément au fond des bois de l’est parisien.