En bref : à qui ressemble-t-on ?

Encore une chronique de portraits ? Oui et non. On passera ainsi des exercices de jeunesse du grand écrivain mexicain José Emilio Pacheco et des portraits fabuleux de loups rencontrés par Souhaib Ayoub dans les bas-fonds de Tripoli, au récit la relation de Gabrielle Filteau-Chiba avec sa chienne Sequoia ou encore l’autoportrait commandé à Lydie Salvayre qui se souvient de la belle langue d’exilés de ses parents. En fait,  peut-être faut-il tout simplement suivre la méditation d’Henry James sur la mort qui conclut cette chronique en remplaçant l’espérance par le désir.

José Emilio Pacheco | Le sang de Méduse. Trad. de l’espagnol (Mexique) et présenté par Bruno Lecat. Préface bilingue de Vilma Fuentes. Éditions du Canoë, 272 p., 24 €

Quel privilège que de pouvoir lire trente ans d’écriture de José Emilio Pacheco en un seul et mince recueil ! Le sang de Méduse du poète, romancier et nouvelliste mexicain rassemble des nouvelles écrites entre 1956 et 1984. Du jeune prodige de dix-sept ans à l’écrivain mûr, le Prix Cervantès 2009 y fait ses gammes puis interprète avec virtuosité les partitions de la tribu. Car il y pratique l’art de la nouvelle comme un jeu dont il aurait à cœur de parfaire et d’altérer les règles établies par chaque participant : de Borges à Schwob, d’Ovide à Max Aub, de Rodolfo Walsh à Mandiargues, de Swift à ces trois maîtres de la brièveté que sont les Mexicains Julio Torri et Juan José Arreola ou le Guatémaltèque Augusto Monterroso. 

Comme Borges, Pacheco discerne le lien secret qui unit de distantes destinées : Persée ne serait-il pas aussi ce pauvre diable tuant à Mexico sa gorgone d’épouse ? Les sorts contraires d’Alexandre le Grand et d’Érostrate le vil ne préfiguraient-ils pas ceux de François-Ferdinand de Habsbourg et de son assassin, Gavrilo Princip ? De la gloire mythique à l’infamie, il n’y a qu’un pas, qui fait l’humaine condition ; de la grandeur des empires à leur sanglante chute, quelques misérables siècles. Politique mais avant tout moraliste, le nouvelliste polit de grinçantes satires sur l’exercice du mal au fil des siècles : tortionnaires et torturés du Mexique contemporain finissent par échanger leurs rôles ; l’intact effet horrifique d’un film de vampires des années 1930 vu en 1961 serait-il dû au retour historique d’un même mal sous d’autres semblants ? Les vices du pouvoir au Mexique n’ont-ils d’égale que la lâcheté individualiste des citoyens de la classe moyenne, qui, dans une fable antinationaliste, ne résistent pas à une nouvelle invasion nord-américaine ? 

De la nouvelle longue à la microfiction, du réalisme au fantastique et au gothique, du mythe antique à l’histoire mondiale et à l’actualité du fait divers, le pessimisme, l’humour, la limpide concision du poète Pacheco font de ce recueil un classique contemporain. Le sang de Méduse fait miroiter les vivaces modes d’écriture de la nouvelle en Amérique latine durant la deuxième moitié du XXe siècle. Et au-delà. Florence Olivier

"Le Loup de la famille", Souhaib Ayoub (Détail) © Actes Sud
« Le loup de la famille », Souhaib Ayoub (détail) © Actes Sud
Souhaib Ayoub | Le loup de la famille. Trad. de l’arabe (Liban) par Stéphanie Dujols. Sindbad/Actes Sud, 186 p., 21,80 €

Ce n’est pas le premier roman de Souhaib Ayoub, écrivain et journaliste libanais, mais Le loup de la famille est le premier traduit en français (par la remarquable traductrice de l’arabe Stéphanie Dujols). Ce n’est pas exactement un roman d’ailleurs, mais une suite de portraits de personnages liés par le sang, une série de tableaux rédigés dans une langue éminemment directe et un style qui frôle le grotesque. Certains des personnages s’expriment à la première personne, d’autres sont envisagés à la troisième. Le point de vue change, ainsi que la date. L’auteur se moque de la chronologie au sens strict. Il est comme Hassan Al-Sabe`, premier personnage de sa galerie, qui n’aime pas les horloges et affirme : « il ne m’intéressait pas de savoir combien de temps s’écoulait ».

Plus qu’au temps, Souhaib Ayoub s’intéresse aux êtres humains, aux gens tels qu’ils vivent dans un vaste aujourd’hui, à Tripoli, sur fond de guerre, dans un immeuble miséreux et une pauvreté sans fin, mais une pauvreté sur laquelle ni lui ni ses narrateurs n’ont un regard apitoyé. « F comme Farah – “ joie ”. Q comme Qamar – “ lune ”. R comme Rihab – “ vastitude ”. Je donnais des noms propres à notre pauvreté afin de ne pas la perdre », écrit Hassan Al-Sabe`. Idéalisation ? Non, humanité, sympathie pour les éclopés, curiosité pour la singularité de chacun : un drôle de garçon aux jambes maigrelettes ; une très jeune fille bédouine, déjà mariée et enceinte, qui largue mari, tente et désert ; un jeune homme pris en étau entre les différentes factions qui rivalisaient au Liban dans les années 1970, une femme trans nommée Dolce Vita… 

Tous, toutes appartiennent à la même parentèle, libanaise, d’origine syrienne et nomade, descendants de Bédouins dont les mœurs sont rugueuses et les usages ont l’aridité d’un sable caillouteux. Les femmes, une fois de plus, c’est frappant, dominent. En dépit de leur abaya, en dépit de nuits de noces où le corps de l’homme plonge « dans [leur] intimité comme dans un lac de douleur », elles tiennent, nourrissent, élèvent, assurent la continuité de la vie et de l’élan vital, hantent la mémoire de leurs enfants, mêmes mortes, même décapitées, sans visage ni photos pour le perpétuer. Plutôt que Le loup de la famille, le récit aurait pu s’intituler La louve de la famille, ç’eût été aussi juste.

L’auteur a autant d’images crues que d’images qui frôlent le fantastique pour animer ses créatures. L’excès et le réalisme se mêlent, la compassion et la facétie se fondent, comme les sexes, les genres, les apparences, la vie et la mort à portée de kalachnikov et de poignard. Quelques oiseaux, des « nuées d’illusions » et des djinns passent, tels des anges.

Souhaib Ayoub circule dans les bas-fonds de Tripoli, au milieu de ses venelles, de ses ruelles, de ses bâtisses décrépies où vit tout un peuple de joie. Il pénètre au cœur de quartiers auxquels ne peuvent avoir accès que ceux qui y sont nés et y ont grandi. Il est impossible de saisir avec autant de vérité et d’humaine violence des êtres humains tels que les ont forgés l’espace, le climat, les guerres, les croyances, si on ne les connaît pas intimement. L’écrivain pourrait s’appliquer ce qu’il dit à propos des combattants croisant le fer dans la ville : « Ils s’enfonçaient dans ces petits quartiers repliés sur eux-mêmes comme des grottes, oubliés depuis le temps des mamelouks qui les avaient conçus selon un plan militaire. » Cécile Dutheil de la Rochère

Gabrielle Filteau-Chiba | Louve en juillet. Dépaysage, coll. « Animales », 92 p., 14 €

La Québécoise Gabrielle Filteau-Chiba, directrice de la nouvelle collection « Animales » aux éditions Dépaysage, écrit un hommage à sa chienne Sequoia, qui l’a accompagnée pendant douze ans. Une « bâtarde » mi-husky, mi-coyote qu’elle a recueillie toute petite ; elles se sont mutuellement sauvé la vie à plusieurs reprises. Le projet peut sembler banal mais l’autrice livre un récit sensible et bouleversant autour d’une relation incroyablement forte. Une relation de confiance et de soin, l’animale comme une présence qui veille, une compagne de route irremplaçable.

La mort et la violence guettent, même dans la cabane du Kamouraska (que les lecteurs d’Encabanée, Sauvagines et Bivouac reconnaîtront) : le froid, les chasseurs. De tous les prédateurs, l’homme est le plus redoutable. L’autrice-narratrice apprend beaucoup au contact de Sequoia, des stratégies de survie et de vie tout court, dans la vigilance mais aussi la compassion : « Je suivrai ton exemple, ma louve en juillet. Je vivrai vieille en mordant dans la vie. Malgré la béance dans mon cœur. Il y a là, encore intacts, l’amour, la compassion, la douceur, encore plus forts que toute la méchanceté, la bêtise et la cruauté humaines. » 

Tout son rapport au monde s’est ajusté au contact de la chienne-coyote : renoncer aux drogues qui endorment la vigilance, reconnaître la violence, si larvée soit-elle, et s’en préserver, mais aussi apporter du réconfort à ceux et celles qui en ont besoin, accorder son pardon à quelqu’un qui nous aurait involontairement causé du tort. De quoi devenir une mère aimante et courageuse, car il est aussi question d’une naissance et d’une petite fille, Fleur, qui grandit dans la maisonnée que l’autrice-narratrice aura créée. Un très beau livre sur le rapport des humains entre eux, sur le rapport à l’animal, domestiqué ou non, et sur le deuil. Retracer la chronologie de sa vie avec Sequoia est un cheminement qui permet à son humaine (le terme « maîtresse » n’est jamais utilisé) de mieux vivre avec le chagrin, pourtant immense, et de se défaire de la volonté d’être hantée par la chienne, lui reconnaissant la liberté jusque dans la mort. Un livre court mais intense qui confirme que Gabrielle Filteau-Chiba est une grande autrice de langue française. Sophie Ehrsam

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"Autoportrait à l'encre noire", Lydie Salvayre (Détail) ©
« Autoportrait à l’encre noire », Lydie Salvayre (Détail) © Robert Laffont
Lydie Salvayre | Autoportrait à l’encre noire. Robert Laffont, coll. « Pavillons », 222 p., 20 €

Ouvrage de commande, ce livre de Lydie Salvayre est un portrait plutôt attendu : esprit piquant, indocile, solitaire, joyeusement hargneux, rétif à toutes les formes de domination, aux mondanités du milieu littéraire parisien, au genre de la nouvelle romance que défend bec et ongles sa voisine Albane, ou, moins anecdotique, aux écrivains-tartuffes qui font commerce d’une pauvreté dont ils ignorent tout : « Que deviendraient-ils, me disais-je, si on les privait, du jour au lendemain de leurs humiliés, de leurs offensés, de leurs sans-abri et de tous les abandonnés de la terre ? Que deviendraient-ils s’ils se retrouvaient soudain à court de misérables ? » De cet Autoportrait à l’encre noire, une tentative de se peindre, on aimerait ici surtout souligner l’effort de sincérité qui conduit l’autrice à puiser aux sources d’une honte tenace. 

Or, chez Salvayre – plus certainement encore, chez l’enfant qu’elle a été –, la honte a un nom : « le « fragnol », cette langue qui bouscule la langue, pour le rire et le meilleur, cette langue d’exilés, qui porte en elle les cicatrices mêmes de l’exil. Nous n’avons aucun mal à imaginer que les démêlés de ses parents, espagnols républicains exilés en France, avec la langue française, aient été la cause d’une honte sociale. C’est pourtant ce qui, de l’extérieur, nous apparaît comme la part la plus vivante de son écriture. Elle en livre d’ailleurs un portrait qui devrait être une règle pour quiconque entend écrire : « Une langue boiteuse, bousculée, rugueuse, et qui sabote effrontément la langue académique. / Une langue pleine de barbarismes, de solécismes, de néologismes, de fautes de grammaire et d’incorrections en tout genre. / […] Une langue aventureuse dont j’écrirais plus tard que mes parents la réinventaient sans cesse. Une langue qui défixait les mots, les déclouait de leur bois, les détournait du sens dont ils étaient captifs. Une langue qui défaisait « à pic nommé » les expressions toutes faites, qui ouvrait des issues et laissait respirer ».

D’une certaine façon, on regrette que la langue de Lydie Salvayre, qui se réclame de Swift, Rabelais ou Bierce, n’ait pas tiré plus de fruits de cette leçon de « fragnol ». On aurait aimé que sa langue, un peu trop sage, voire parfois un peu convenue alors même qu’elle se veut impertinente, fût davantage parcourue par ce « vent fripon » que soulèvent les meilleures pages de cet autoportrait. Alexis Buffet

Henry James | Y a-t-il une vie après la mort ?. Trad. de l’anglais par Lionel Leforestier. Vagabonde, 80 p., 12 €

Selon une légende adéquate, Henry James aurait dit, à l’approche de la mort : « la voilà donc enfin cette chose distinguée » – distinguée et absconse, intraitable et narquoise. Il a dû être pris de court, comme tout le monde, ce n’était pas faute de s’être préparé à cette fin, ou au moins d’y avoir réfléchi. En 1910, six ans avant cette rencontre décisive, le magazine Harper’s Bazar, pas encore riche de ses deux a, commandait à Henry James une méditation sur la vie après la mort, publiée à l’automne en deux livraisons, entre une page consacrée aux Chic French Hats for Winter et une autre aux Gowns for the House.

Y a-t-il une vie après la mort ? se demande James, parmi chapeaux et robes du soir, dans ce texte fascinant traduit en français pour la première fois, bien dans sa manière (la dernière) : minutieux, assidu, soucieux d’être complet par honnêteté intellectuelle et pour les besoins de l’art, toujours avec pondération. Bien entendu, cette méditation sur la mort (« la question la plus intéressante au monde dès lors qu’elle se déploie avec toute l’intensité dont elle est capable ») se compose de ligne en ligne comme un essai sur la vie, puis comme son éloge. James s’adresse aux « êtres de quelque sensibilité », leur disant : peu importe l’issue, il faut avoir été, de ce côté-ci de la frontière, attentif à la vie, digne d’elle, hospitalier à ses effets comme elle est hospitalière à nos agissements. La mort comme néant ou comme suite vaut si nous avons bien rempli notre « bagage de connaissances, de joies et de souffrances ».

Dans une postface éclairante, où les énigmes de James sont étudiées à leur tour, Lionel Leforestier rappelle les circonstances de l’essai, dans la continuité des récits (The Middle Years, Les Ambassadeurs) et en dialogue avec William James, « l’aîné idéal ». Comme toujours chez Henry, l’intelligence favorise l’émotion au lieu de la mettre à distance ; elle lui permet de remplacer ici l’espérance par le désir, faisant de ce livre une clé de sa littérature. Pierre Senges

Une chronique coordonnée par Jean-Yves Potel