La philosophie de Bergson a séduit parce qu’elle promettait de réviser l’ensemble de notre pensée et de remettre d’équerre tout l’édifice de la philosophie classique. Beaucoup crurent qu’il le fit réellement. Laurent Fedi est plus sceptique, et l’explique dans un inventaire exemplairement clair et lucide, loin des émois spiritualistes et vitalistes que le bergsonisme a produits.
La révolution bergsonienne n’était pas seulement intellectuelle : elle visait à remettre l’intuition, le vécu et la vie en position première par rapport au concept, à l’intellect et à la science. Cette leçon a porté bien au-delà des cercles spécialisés de la philosophie, dans les arts, la littérature et la musique. Le style littéraire de l’auteur de La pensée et le mouvant séduisit toute une génération. Même les catholiques, qui rechignaient au début, virent en Bergson leur allié. Les âmes des jeunes gens et des dames en furent transformées durablement en France.
Pourquoi n’eut-elle pas autant d’impact chez les anglophones, où pourtant le message de L’évolution créatrice aurait pu sembler familier ? Parce que l’esprit sec de ces empiristes et de ces logiciens fit barrage à ces émois ? Parce que la confrontation de Bergson avec Einstein prit une allure de Waterloo ? Parce qu’après la Première Guerre mondiale l’énergie spirituelle vint à manquer et disparut dans ce que Valéry appela « la crise de l’esprit » ? Parce que l’existentialisme, qu’il avait pourtant annoncé, proposait un brouet plus robuste ?
Le bergsonisme connut une éclipse jusqu’à la fin du siècle dernier. Mais il revint sur le devant de la scène, surtout à travers Deleuze, dont l’ontologie baroque doit beaucoup à Bergson. Depuis lors, il triomphe : rééditions, colloques, expositions, inédits et correspondances se succèdent, jusqu’à la transformation de l’auteur de l’Essai sur les données immédiates de la conscience en proto-romancier. On doit cependant noter que ce triomphe ne concerne que la philosophie. Car les idées de l’auteur de Matière et mémoire, de L’évolution créatrice et de Durée et simultanéité n’ont guère attiré les scientifiques, et ont même fait l’objet de rejets assez retentissants, qu’il s’agisse de psychologie, de géométrie, de biologie ou de physique.

Laurent Fedi n’entend pas faire un bilan du bergsonisme ni le rejeter du revers de la main, comme le firent Benda, Russell et Politzer. Il fait l’inventaire des principaux thèmes bergsoniens, avec le recul de près d’un siècle de bergsonisme, s’efforçant de présenter ses idées le plus clairement possible dans leur contexte historique, en montrant que souvent elles se contredisent, sont vagues ou sujettes à caution. Toutes ses analyses sont très documentées, faisant référence aussi bien aux critiques de Bergson faites par les contemporains qu’aux développements ultérieurs, et ses critiques tombent juste. Après des décennies de pénibles hagiographies, son livre est un vrai antidote.
Bergson disait que sa grande idée est que le temps est plus fondamental que l’espace. L’un de ses arguments les plus célèbres est une critique des paradoxes de Zénon : selon lui, le paradoxe tient au fait qu’il repose sur une conception spatiale du mouvement, en le divisant à l’infini. Renoncez à cette conception, et le paradoxe disparaît. Mais Bergson présuppose une conception psychologique du mouvement comme mouvement vécu et intuition d’un changement.
Seul le temps est réel, et c’est ce que Bergson appelle la durée, qui est à la fois temps vécu et unique substance. L’espace n’y a rien à faire : on ne saurait s’opposer plus à Descartes, mais aussi à la science. C’est la même assimilation du temps à l’espace que dénonce Bergson quand il critique le modèle classique de la décision comme alternative entre deux possibles, pour le remplacer par son modèle d’actualisation du possible dans la durée, reposant sur la notion de virtualité, sur laquelle insista tant Gilles Deleuze.
Bergson distingue la mémoire habitude de la mémoire pure, en évoquant sa fameuse image du cône large à sa base dans son ancrage physique et qui s’affine à sa pointe dans le présent. En fait, comme le montre Fedi, Bergson est dualiste du sol au plafond. À aucun moment la mémoire n’est associée, et encore moins identifiée, au cerveau, qui n’est qu’un « central téléphonique » dont le rôle est de coordonner l’action. Même si Bergson a des idées intéressantes sur les aphasies, on peut difficilement trouver une conception aussi éloignée des théories contemporaines du cerveau.
Bergson pense que dans la mémoire le passé se conserve intégralement, ce qui, pris à la lettre, semble absurde. Il invoque pour cela les expériences de mort imminente où, selon les récits de noyés, on voit se dérouler toute sa vie. Mais surtout c’est l’une des raisons de son intérêt soutenu, qu’il partageait avec William James, pour le paranormal, les situations où l’esprit se détache du corps, les fantômes et ce que l’on appelait « la recherche psychique ». Dans un chapitre très documenté, Fedi expose les recherches de Bergson sur le spiritisme, sujet sur lequel les commentateurs de Bergson se sont peu attardés, mais qui en dit long sur son spiritualisme sans cesse affirmé.
La théorie du rire de Bergson – du mécanique plaqué sur du vivant – est une sorte de contrepoint de sa théorie du vivant, qui renvoie dos à dos les conceptions mécanique et finaliste de la vie. Elle ne fonctionne pourtant que sur des cas limités, et laisse de côté d’autres conceptions comme celle d’inspiration kantienne qui fonde le rire, comme le sublime, sur une transgression de catégories.
Dans sa tentative de L’évolution créatrice pour repenser le darwinisme et la théorie de l’évolution, Bergson s’efforce de rejeter la théorie de la descendance par variations et propose à sa place l’idée d’un élan vital qui s’actualise vers des destinations de plus en plus hautes. Fedi montre ici qu’il essaie de rejeter le finalisme et l’anthropocentrisme dans lequel certains de ses disciples, comme Teilhard de Chardin, tomberont à pieds joints. Bien qu’il rejette la théorie chrétienne de la Création, et place celle-ci dans l’évolution du vivant, les théologiens furent souvent séduits.
Laurent Fedi consacre, comme il se doit, un chapitre à la conception bergsonienne de la théorie de la relativité. Il soutient qu’elle n’est qu’un artifice mathématique, ce qui trahit une conception anti-réaliste des théories physiques, qui était celle de Pierre Duhem, et que développera son disciple Édouard Le Roy. Mais quelles que soient les tentatives qui ont été faites pour réconcilier sa pensée avec la physique, et le mérite qu’a toujours eu Bergson de dialoguer avec la science de son époque, le rendez-vous est manqué.
La dernière œuvre de Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion (1932), est sans doute la plus surprenante. Elle oppose les sociétés closes qui sont prisonnières d’un régime d’obligations rigides issues des contraintes biologiques et les sociétés ouvertes qui s’en affranchissent. Mais Bergson n’est pas intéressé par cette opposition sur le plan politique, comme le sera Karl Popper dans La société ouverte et ses ennemis.

Les sociétés ouvertes sont celles qui permettent l’émergence d’individus exceptionnels, que Bergson identifie aux mystiques. Ici s’ouvre un chapitre qui a fait couler beaucoup d’encre (Ghislain Waterlot, Mystique et histoire chez Henri Bergson, Honoré Champion, 2024), car souvent on y a vu une conversion au christianisme. Mais Bergson ne traite pas tant les mystiques en théologien que comme les porteurs d’une intuition supérieure. Fedi ici semble penser que les neurosciences d’aujourd’hui pourraient éclairer la nature du mystique.
Dans la dernière partie de son livre, Laurent Fedi discute les conceptions bergsoniennes de l’intuition et de l’intelligence. Il souligne, comme Julien Benda, les nombreuses ambiguïtés de ces notions, qui ont fait que Bergson a quelquefois été appelé intellectualiste, alors même qu’il ne cesse de dire que l’intelligence et l’analyse sont des notions qui faussent notre connaissance du réel que seule la véritable intuition peut saisir. Bergson se targue de renouveler les problèmes issus de la tradition pour ressaisir les vraies articulations du réel et les « lignes de fait ».
Mais cette intuition, qui se veut immédiate, ne l’est pas, et de son idée que nos concepts doivent se faire « fluides » pour épouser les « ondulations » du réel, ne restent que des images séduisantes. Ses démonstrations, comme celle qui entend critiquer l’idée de désordre, ou celle de néant, ne semblent lumineuses que si l’on change le sens des mots, et si l’on accepte ses présupposés vitalistes.
Même si Bergson entendait renouveler la métaphysique, n’a-t-il pas été le précurseur des pensées déconstructrices et conceptoclastes (si l’on m’autorise ce terme) du siècle passé et du nôtre ? On objectera qu’un bilan si négatif ne peut qu’être faux, quand on voit combien cette œuvre a eu de succès et a inspiré de travaux dans tant de domaines. C’est sans doute que le culte de la vie et celui du devenir sont indéracinables.
Bertrand Russell ne fut jamais tendre avec Bergson. En 1912, il le discuta à l’Aristotelian Society, et le traita de mystique, cette fois au sens péjoratif du terme. Plus tard, il lui consacra un chapitre cinglant de son Histoire de la philosophie occidentale. Dans Les dernières chances de l’homme, écrit en pleine guerre froide et crise atomique, il dresse un bilan de l’humanité et des perspectives géopolitiques de l’époque. Il signera en 1955 avec Einstein un retentissant manifeste contre la bombe atomique.
Mais dans ce livre de 1951, à la différence de la position ultra-pacifiste qu’il aura plus tard, Russell n’est pas totalement hostile à l’armement atomique, tant qu’il peut tenir à distance l’ennemi soviétique, sur les volontés destructrices duquel il n’a aucune illusion. Il voit surtout dans la peur le sentiment dominant de l’époque, et suggère que la raison pourrait la contenir. Keynes dit un jour que Russell soutenait deux positions incompatibles : les hommes sont irrémédiablement irrationnels ; la raison peut en venir à bout.
À relire ces pages, on est frappé par la similitude entre l’époque décrite et celle d’aujourd’hui : mêmes ennemis, même aveuglement du monde occidental, même irraison galopante, mêmes enjeux.