Le moment Weimar

Remontons le fil de l’histoire avec le nouveau pavé, il faut bien dire, de Harald Jähner, un auteur qui a fait une percée avec Le temps des loups. L’Allemagne et les Allemands (1945-1955), et dans l’attente, espérons-nous, du plat de résistance, soit la période 1933-1945.

Harald Jähner | L’ivresse des sommets. L’Allemagne et les Allemands (1918-1933). Trad. de l’allemand par Olivier Mannoni. Actes Sud, 502 p., 24,80 €

Ici, il s’agira donc de la brève existence de la république de Weimar (quinze ans) abordée à partir de ce que purent ressentir les Allemands, comment ils vécurent, s’amusèrent, souffrirent. L’Allemagne la proclame après la défaite de la Première Guerre mondiale et la fuite de l’empereur. Guillaume II quitte le bateau qui prend l’eau et file en Hollande. Dans une pagaille mémorable, la République est proclamée à deux reprises, et du même balcon du château des Hohenzollern à Berlin, d’abord par les sociaux-démocrates, puis par les communistes et Karl Liebknecht, tandis que dans des villes les soldats démobilisés, vaincus et frustrés se vengent sur qui ils peuvent.

Survint la révolution ratée de novembre (November Revolution, 1918-1919) qui fut, nous rappelle-t-on, globalement pacifique, ce qui aurait valu le mépris de Lénine à qui on prête une phrase probablement apocryphe mais vraisemblable : « Une révolution en Allemagne ? Cela ne donnera jamais rien. Quand ces Allemands veulent prendre une gare d’assaut, ils commencent par acheter un billet de train. » Ou bien ils sont dans le café Vaterland, où l’orchestre viennois continue à jouer. (Ne joua-t-on pas plus tard le « final » du Crépuscule des Dieux sous les bombes le 11 avril 1945 à Berlin ?)

Jähner excelle dans les tableaux de scènes de la vie publique ou encore de personnages. Relevons celui de l’aubergiste Friedrich Ebert, ce social-démocrate qui fut le premier chancelier de la république de Weimar. Ebert, qui se laisse photographier à demi nu dans la Baltique, du jamais vu à l’époque. La gauche et la droite se retrouvaient dans la conviction qu’il s’était rendu coupable de trahison (rien à voir avec la nudité). Jähner prend parti. Il va le réhabiliter. Car l’image assez minable qu’a laissée Ebert n’avait pu rivaliser avec le charisme des leaders spartakistes, Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg. Leur assassinat atroce aurait eu pour conséquence, selon Jähner, de minimiser leur coresponsabilité dans le cours sanglant des mois qui suivirent la révolution. « S’ils avaient accepté les règles démocratiques au lieu de menacer constamment d’accaparer le pouvoir par la violence, il aurait été plus facile de démocratiser les forces de l’ordre et de tenir la Reichswehr en laisse. » Avec des « si »…

Götz, Aly, Wie konnte das geschehen? Deutschland 1933-1945 (Comment cela a-t-il pu se produire ?) L’Allemagne 1933-1945. Fischer Verlag, 768 pages. (Avec index) Harald Jähner, L’ivresse des sommets. L’Allemagne et les Allemands (1918-1933). Traduit de l’allemand par Olivier Mannoni. Actes Sud, 501 pages (Hélas, sans index, quoique présent dans l’édition allemande !) Stéphane Füzesséry, La destruction de Berlin. De l’explosion urbaine à Germania 1860-1945
« Unter den Linden sous la pluie », Lesser Ury (1920) © CC0/WikiCommons

Suite à l’occupation de la Ruhr en janvier 1923, l’inflation devint galopante. Cent mille soldats français avaient été envoyés dans cette région. La raison ? L’Allemagne (exsangue) avait retardé le paiement des réparations. Tout le monde n’y perd pas. Le grand industriel Hugo Stinnes s’enrichit, on l’appellera le « roi de l’inflation ». Lisez, si ça peut vous être utile, comment on arrêta l’inflation. Et si vous vous assoupissez, l’irruption de tel ou tel fait divers vous tiendra en haleine, ainsi celui concernant l’assassin en série Fritz Haarmann « le cannibale » qui avait assassiné et découpé de manière bestiale vingt‐quatre jeunes garçons et hommes. Jähner est un conteur, il a l’art d’entrecouper (sans mauvais jeu de mots) ou d’illustrer ses développements de faits divers.

Entre 1914 et 1933, le nombre d’employés double, il passe de deux à quatre millions, la raison en est la hausse disproportionnée du personnel féminin. L’irruption des femmes sur le marché du travail modifie la physionomie des villes, tandis que la machine à écrire et le téléphone, les outils de travail des employés auxquels Siegfried Kracauer consacrera son étude sociologique, changent en profondeur le monde des bureaux.

Films, articles, romans, porteront alors sur la secrétaire : elle incarne la modernité de la gent féminine. Elle a les cheveux courts à la Louise Brooks et elle fume. Le peintre Christian Schad l’immortalisera avec la célèbre Sonja, hautaine et sûre d’elle, une cigarette à la main. Autre objet mythique introduit dans les années 1920, la voiture : « C’est à cette époque, dit Jähner, qu’elle a commencé à façonner le psychisme collectif », avec sa promesse de liberté individuelle « qui complique tellement aujourd’hui la tâche à ceux qui veulent prendre congé d’elle ».

Pour l’écrivain soviétique Ilya Ehrenbourg, alors beaucoup lu en Allemagne, en revanche la voiture était la pure et simple incarnation du mal, tandis qu’Erika Mann, fille rebelle de Thomas, l’adorait. Ce n’est d’ailleurs pas pour elle que Hitler fit construire des autoroutes aux Allemands, soit dit en passant, une pure légende de propagande. À la même époque, Billy Wilder, qui ne se projetait pas encore à Hollywood, avait un emploi de… gigolo à Berlin. Journaliste chez Ullstein, il lui fallait de quoi mettre du beurre dans les épinards. Ainsi, pendant deux mois de 1926, il alla quotidiennement danser contre rémunération à l’hôtel Eden. L’après‐midi, de 17 h 30 à 19 h, en costume sombre, le soir, de 21 h 30 à 1 h, en smoking. Il faisait une gracieuse courbette et demandait : « M’accorderiez‐vous une petite danse, chère madame ? » Gigolos ou « danseurs mondains » pratiquaient le charleston, « une danse qui donnait du cœur au ventre. Il enflammait l’ego et poussait à exprimer par la danse ses sensations personnelles ».

Le sport connut lui aussi une expansion sans précédent. Six millions de personnes étaient inscrites à une association sportive, avec une préférence pour la gymnastique nue. (On serait tenté ici d’établir un lien entre l’engouement pour le corps, le repli sur soi qu’il engendre, et le déclin civilisationnel…)

Frappée plus que toute autre en Europe par le krach de 1929, la société allemande connut l’angoisse de la déchéance sociale, à laquelle les nazis opposaient la supériorité de la race « aryenne », pour l’heure dans le pétrin. C’est comme toujours dans cette atmosphère de désarroi et d’impuissance que la haine trouva le meilleur terreau. « Le Juif était désigné comme la contre‐figure du travailleur völkisch, comme un homme qui ne se tuait pas au travail, mais se livrait à ses petites affaires par des voies sinueuses, que ce soit dans le commerce des antiquités ou dans la grande banque ».

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Pour Hitler, les grands magasins juifs, pensons au premier, le célèbre Karstadt (1929) de la Hermannplatz à Berlin, poussaient les petits commerces allemands à la ruine. En dépit de la baisse de l’activité économique, beaucoup des grandes conquêtes ont pourtant fait alors la renommée de Weimar. Ainsi la traversée du pôle Nord en aéronef. Plus inquiétant : Werner Heisenberg, qui obtint en 1932 le prix Nobel de physique pour sa définition du principe d’incertitude, allait diriger sous le nazisme le programme nucléaire de l’Allemagne.

À lire Jähner, les dés furent tôt jetés. Photo à l’appui (l’ouvrage est tout du long remarquablement illustré par des photos, source privilégiée de l’auteur) du tableau de Lotte Laserstein intitulé Soir sur Potsdam. Il aurait symbolisé l’atmosphère de la République déclinante : un dîner de gens graves, soucieux. On sent la catastrophe arriver. Inévitable ? De nouvelles élections au Reichstag ont lieu le 31 juillet 1932. Le NSDAP devint certes le parti le plus puissant, avec 37,3 % des voix, mais le 6 novembre il en perd 4,2 %. Avec 33,1 % – devant le SPD, qui arrivait deuxième avec 20,4 % –, il restait de loin le parti le plus puissant.

La social-démocratie conserve à l’évidence la sympathie de Jähner. Lui ne voit pas non plus en Hindenburg, Papen et Schleicher appelant Hitler à prendre les rênes du pouvoir en janvier 1933 les seuls fossoyeurs de la démocratie. « En se focalisant sur les arrière‐cuisines du pouvoir, on marginalise bien plus qu’il ne le faudrait la responsabilité du véritable souverain. Au moment où elle rendit son pouvoir en votant pour un dictateur, la masse montra avec une clarté rarement atteinte que c’est elle qui règne. » Pas si simple…

Une étude écrite à partir des sensations, du vécu et des sentiments, de la politique des corps, du hot jazz et du charleston. Une histoire inclassable entre histoire sociale, histoire des mentalités, histoire du genre, histoire politique, histoire culturelle, le tout dans cette sorte de roman based on a true story, tant l’écriture est fluide, étourdissante d’érudition. Les femmes et le genre « en doute » y occupent une place prépondérante. Avec le couple androgyne, cigarette aux lèvres, elles ouvrent le livre. Bizarrement, la contribution du premier institut de sexologie de par le monde fondé en 1919 par le docteur Magnus Hirschfeld, son combat pour la dépénalisation de l’homosexualité et l’avortement est à peine évoqué. Une étrange page manquante.

Comme le livre de Stéphane Füzesséry, La destruction de Berlin, cet ouvrage est solidement documenté et nécessite par conséquent index et bibliographie, ce dont se passent certains éditeurs français, et pas des plus pauvres, révélant un manque de respect pour le travail des auteurs.