De Berlin à Germania

Exécutant un pas de côté, Stéphane Füzesséry examine Berlin sous un angle inédit ou, quoique souvent esquissé, moins souvent adopté. Il est vrai que, historien et architecte, il dispose d’une double qualification qui l’incite à adopter une perspective bien précise. Dans son avant-propos, il rappelle l’alliage de tradition et de modernité que recélait l’utopie dystopique, soit le rêve nazi de Germania, la capitale éternelle du Reich visant à métamorphoser Berlin.

Stéphane Füzesséry | La destruction de Berlin. De l’explosion urbaine à Germania (1860-1945). La Découverte, 366 p., 24 €

Pour cela, Füzesséry se réfère au maître du déchiffrage de la sémiotique nazie que fut Victor Klemperer selon qui les initiales stylisées de la « SS » renvoient aux runes nordiques autant qu’à l’éclair électrique. On ne dira jamais assez l’acuité du regard du philologue de Dresde que le bombardement des Alliés le 13 février 1945 sauva de la déportation, moins de trois mois avant la capitulation. (C’est que le temps pressait pour accomplir le plan d’extermination.)

La croissance explosive de Berlin, capitale tardive, est un fait connu. Elle a été documentée tant dans la littérature scientifique que dans la création artistique. Voyez, revoyez (sur internet), on ne s’en lasse jamais, Die Sinfonie der Großstadt de Walter Ruttmann (1927). C’est cette explosivité qui aurait conduit à la déstabilisation de la société et, partant, favorisé la réception du message nazi. Quoique non dénuée de sens, l’hypothèse semble à première vue fragile tant on est habitué à voir tous les autres facteurs, naturellement connus de l’auteur, qui y ont contribué.

Il y repère un « choc de la métropolisation » à l’origine d’un « pessimisme culturel » des mouvements völkisch (ethno-nationalistes), tout en étant devenu parallèlement dans les fameuses « Années folles » un « avant-poste de la libéralisation des mœurs » et de la joyeuse vie.  L’envers est aussi célèbre, ce sont les arrière-cours insalubres de l’Alexanderplatz de Döblin, des Bas-fonds de Berlin de Joseph Kessel, du À Berlin de Joseph Roth. Sans oublier bien entendu Les rues de Berlin et d’ailleurs, de Sigfried Kracauer et les sources cinématographiques indiquées par l’auteur qui a visiblement tout lu, tout vu.

Tout va en effet très vite dès lors que, de capitale de la Prusse, Berlin devint en 1871 celle du Reich. (On pourra aussi relire l’ouvrage de Jens Bisky, Biographie einer großen Stadt.) Minutieusement décrite, cartes et schémas à l’appui, la transformation de Berlin fait irruption au rythme des pages. Puisant à toutes les sources, l’ouvrage alterne entre descriptions urbanistiques techniques et récits de flâneurs cités ci-dessus, ou encore les flâneries dans Berlin de Franz Hessel.

Des précisions donnent le tournis : au début du siècle, dix-neuf lignes de tramway circulent sur la Leipzigerstrasse. En 1933, les chevaux urbains ont cédé la place à la traction motorisée, causant auprès d’une population d’origine rurale de nombreux accidents de rue, la Potsdamerplatz et l’Alexanderplatz en détenant les records. On notera l’importance et le choix remarquable des planches de photos qui émaillent l’ouvrage tout du long. De même que dans l’ouvrage de Harald Jähner, la photo comme document à part entière contribue à la pertinence de la thèse proposée.

Götz, Aly, Wie konnte das geschehen? Deutschland 1933-1945 (Comment cela a-t-il pu se produire ?) L’Allemagne 1933-1945. Fischer Verlag, 768 pages. (Avec index)

Harald Jähner, L’ivresse des sommets. L’Allemagne et les Allemands (1918-1933). Traduit de l’allemand par Olivier Mannoni. Actes Sud, 501 pages (Hélas, sans index, quoique présent dans l’édition allemande !)

Stéphane Füzesséry, La destruction de Berlin. De l’explosion urbaine à Germania 1860-1945
Maquette d’ensemble de Germania datant de 1939 © CC-BY-SA-3.0/Bundesarchiv/WikiCommons

Arrivent avec la crise de 1929 l’accroissement du nombre de chômeurs dans la grande ville et les tensions sociales. Dix ans auparavant, en dépit d’un puissant mouvement ouvrier, l’Allemagne a encore raté une révolution. (C’est la célèbre « misère allemande » qui faisait fulminer les dirigeants de feu la RDA : ils pensaient, eux, l’avoir réussie, la révolution allemande !) On s’achemine vers la fin connue de tous. Cependant, la destruction de Berlin n’est pas comme on le pense généralement le fruit des bombardements alliés, elle a commencé bien avant, dès l’accès des nazis au sommet de l’État. Pour eux, dit l’auteur, il ne s’agissait pas de prendre le pouvoir à Berlin, mais sur Berlin, ville qu’ils abhorraient.

C’est à la destruction de la ville, de ses formes de sociabilité et de sa diversité, que les nazis vont s’adonner en décidant d’installer un nouvel ordre urbain. Il convenait de détruire ce que Joseph Roth appela « le paysage psychique » des citadins dont on retiendra la définition : « le café et la fabrique, le bar et l’hôtel, la banque et la petite bourgeoisie de la capitale, les centres de rassemblements des riches et les quartiers miséreux, le péché et le vice, le jour citadin et la vie citadine ».

Pour les nazis, Berlin, bastion social-démocrate et communiste, n’est pas seulement une ville rouge, c’est une métropole juive. Les Juifs ayant obtenu l’égalité devant la loi lors de la proclamation de l’Empire allemand en 1871, leur population est passée de 36 000 à 175 000 au milieu des années 1920. Ville juive, mais aussi ville du stupre et de la fornication. Les Juifs ne sont pas le seul objet de détestation des nazis, les homosexuels le sont pareillement. Certes, le paragraphe 175 (article 175 du Code pénal allemand) condamnait l’homosexualité, mais avant 1933 les juges auraient été plutôt tolérants.

C’est à Berlin qu’avait été fondé par Magnus Hirschfeld et ses collaborateurs le premier institut de sexologie, dont l’histoire, écrite par Rainer Herrn, a été traduite fort heureusement sous le titre De l’amour et de la souffrance par les éditions de la Maison des Sciences de l’Homme (2024). Avec l’urbanisation accélérée, les nazis voient dans le brassage des nationalités (Berlin connait notamment une forte immigration russe, pas seulement des Juifs de l’Est fuyant les pogromes) un déclin biologique du peuple allemand. La baisse de la natalité, liée en grande partie à la surpopulation, les inquiète car elle nuit au projet de création d’une race supérieure.

Ces années de l’entre-deux-guerres sont celles des combats de rue. Les nazis tentent d’occuper le terrain, mais Berlin résiste. Au cours des mois de juin et juillet 1932, la police enregistre 72 morts et 497 blessés graves. En 1930, les nazis vont faire de leur militant Horst Wessel leur martyr et leur héros, auquel un chant, le « Horst Wessel Lied », sera dédié. Berlin restera jusqu’en 1933 essentiellement rouge. De même que Johann Chapoutot dans Les irresponsables, l’auteur rappelle que ce ne sont pas les chômeurs qui votèrent pour Hitler, mais davantage les classes moyennes effrayées par les désordres et animées par la peur du communisme. (Ni Aly ni Jähner ne disent explicitement l’inverse.)

L’auteur rappelle qu’on observe un reflux électoral et militant nazi à l’automne 1932. Le pouvoir n’a pas été pris par les nazis, mais leur a été donné par un groupe d’oligarques à la solde, pour reprendre une expression qui n’a plus cours mais n’en reste pas moins juste, du « grand capital ». À peine Hitler est-il nommé chancelier que les nazis reprennent la rue. Les traques de communistes et de sociaux-démocrates commencent et s’intensifient après l’incendie du Reichstag en février, tandis que les 160 000 Juifs berlinois sont menacés. À leur sujet, l’auteur évoque les dernières recherches sur le comportement de la population confrontée à l’antisémitisme officiel : contrairement à ce qui fut souvent dit, elle n’aurait guère accueilli favorablement les dispositions discriminatoires. Aussi longtemps que cela lui fut possible.

Après la destruction psychique, vint la destruction physique, avec le projet Germania, qui « tient moins de l’utopie que de l’uchronie ». C’est joliment dit et pertinent. Lors de son discours, le 27 novembre 1937, à l’occasion de la pose de la première pierre de la « Faculté des sciences et techniques de la défense », Hitler voit très large pour permettre « la régénération biologique du citadin ». Il charge l’architecte Albert Speer d’une reconstruction qui devait être considérée comme « l’apogée de l’urbanisme » de l’époque. L’auteur met en garde contre les contre-vérités ou demi-vérités que contiennent les mémoires de Speer.

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Germania fut un projet bien plus cohérent qu’il ne le dit. (À ce propos, en s’attribuant au passage des mérites dont on aurait peine à trouver trace, Speer fut fort habile pour dissimuler ses responsabilités sous le IIIe Reich. Il échappa à la peine de mort lors du procès de Nuremberg et put écrire ses douteux mémoires.) Nouveaux axes routiers, radiales et quadrants sont prévus pour faire place à la circulation automobile. Le réseau autoroutier devait permettre la résorption du chômage, préparer la guerre et relancer l’industrie automobile. « Gigantisme et monumentalité » sont de mise pour exprimer la puissance.

Prévue pour durer mille ans, comme le Reich, Germania devait être gravée dans le marbre et le granit. Les retards vont s’accumuler, on manque de main-d’œuvre qualifiée, on détruit sans pouvoir reconstruire à temps, l’accélération de la politique de réarmement se fait au détriment de Germania et la guerre intervient avant l’achèvement du projet mégalomaniaque qui avait, de toute façon, peu de chances de voir le jour.

À partir de l’automne 1943, alors que les Alliés intensifient les bombardements sur Berlin, Germania à peine esquissée, inachevée, est enterrée. Aux bombardements visant les infrastructures industrielles, s’ajoutent les bombardements dits « de zone » qui ciblent les centres des villes et les populations civiles. Chargées de produits chimiques, les bombes sont conçues pour propager les incendies. La largeur des avenues de la capitale du Reich freine la propagation des incendies, contrairement à ce qui se passe à Hambourg, notamment.

De plus, la ville est largement construite en pierre. La société urbaine berlinoise et la ville ne s’effondreront définitivement que lorsque l’Armée rouge prendra le relais des bombardements alliés en intervenant sur le terrain, à pied, pas à pas. L’auteur parle alors de « résilience » de la part de la population. On pourrait s’interroger : avait-elle le choix ? Au demeurant, le taux de suicides est important. Mais c’est aussi la preuve de l’inefficacité de la guerre aérienne contre les civils. Même si le nombre d’abris et de bunkers était insuffisant (il ne couvrait que 4 à 5 % des besoins de la population), non seulement pour survivre la population sut s’adapter, les caves devenant les principaux lieux de refuge, mais le pouvoir nazi continua à s’exercer et la population terrorisée fut de son côté.

À qui se vouer sinon ? Des petits voleurs de rue qui bénéficiaient de l’obscurité pour commettre leurs larcins furent aussitôt pendus. L’ordre faisait semblant de se maintenir. Le nombre de morts consécutifs aux bombardements estimé approximativement à 50 000 « donne un ratio tonne de bombe/personne tuée à Berlin non seulement absurde d’un point de vue économique et stratégique, mais en deçà des pertes réelles anticipées par les Alliés ». Quant aux effets psychologiques escomptés, à savoir le retournement de la population contre ses gouvernants, celui-ci n’eut pas lieu.

À Berlin comme à Dresde et ailleurs, la colère fut dirigée contre les assaillants venus du ciel. Entre 1943 et 1945 (en dehors du coup raté, encore un, de l’attentat tardif contre Hitler du 20 juillet 1944), le principal acte de résistance fut celui de Berlinoises « aryennes » qui, le 27 février 1943, se regroupèrent et, accompagnées de leurs enfants, vinrent exiger dans la Rosenstrasse qu’on leur rendît époux et pères arrêtés parce que juifs, et qui obtinrent gain de cause.

En définitive, l’univers de la très grande ville, sa métropolisation sous le signe de l’éclair, a pu insuffler au nazisme une part de sa « modernité ». Sans pour autant le produire « mécaniquement », mais en ouvrant des brèches dans lesquelles il allait s’engouffrer. L’hypothèse de départ devient au fil de la lecture convaincante. Elle refaçonne un pan d’histoire sur lequel on ne s’interrogeait pas assez.

N. B. : On me permettra un aparté. Dans le présent livre, Stéphane Füzesséry montre à quel point l’étude sur la langue nazie (LTI) de Victor Klemperer est indispensable à l’intelligence de l’Allemagne nazie. Elle fut publiée dès la capitulation de l’Allemagne dans la zone d’occupation soviétique et fut régulièrement rééditée en RDA. Ce qui nuisit finalement à sa diffusion. Le seul fait que l’ouvrage fût publié à l’Est dissuadait les éditeurs français (auxquels je l’avais proposé) de le traduire. Il fallut attendre la fin de la RDA pour que l’Allemagne de l’Ouest le « découvre », et les éditeurs français à sa suite (la première édition date de 1997). À l’exception, si ma mémoire est bonne, de Jean-Pierre Faye dans son étude sur Les langages totalitaires (1972), jusqu’à la fin du XXe siècle, les historiens de l’Allemagne nazie ont été privés de cette source fondamentale.